XVIII. - PORTRAIT ET CARACTERE DE JEANNE D'ARC.

Vive labeur !

JEHANNE.

Il n'est pas de sujet qui ait excité au même point que la personne de Jeanne, l'émulation de nos poètes, de nos artistes, de nos orateurs. La poésie, la musique et l'éloquence rivalisent d'éclat et s'exaltent en la chantant. La peinture et la statuaire font appel à l'inspiration et s'efforcent, sans y réussir, de fixer son image. De toutes parts, le marbre et le bronze cherchent à reproduire ses traits, et, bientôt, sa statue s'élèvera dans toutes les villes de notre France. Mais hélas, dans la multitude de ces reproductions fantaisistes, que d'oeuvres médiocres ou franchement mauvaises !

En réalité, nous ne possédons aucun portrait authentique de Jeanne. Parmi les oeuvres modernes, la physionomie qui paraît la plus ressemblante, est celle que lui a prêtée le sculpteur Barrias, dans le monument de Bon-Secours, à Rouen. C'est du moins ce qu'affirment les voyants à qui elle est apparue. Les grands artistes ont parfois des intuitions sûres ; ils perçoivent des lueurs de la vérité et, à ce point de vue, eux aussi sont médiums.

Jeanne s'est rendue visible à plusieurs reprises, en des circonstances qui ne permettent pas de douter du phénomène. Il est vrai que, dans cet ordre de manifestations, les erreurs et les supercheries abondent. On pourrait citer de nombreux cas imaginaires ou frauduleux, où on la fait intervenir indûment. Il n'est pas de personnalité psychique dont on ait plus abusé. Dans les exhibitions de tel simulateur célèbre, il y avait aussi une Jeanne d'Arc. Elle avait l'accent anglais, celui de l'opérateur, et se livrait à des démonstrations excentriques. En réalité, ses manifestations sont rares. Nous en connaissons pourtant de bien authentiques. Nous les avons signalées. Ajoutons que, dans certains phénomènes d'incorporation, elle se révèle avec une puissance, une grandeur impressionnantes. Je la vois encore envahir brusquement le corps de son médium favori, au milieu d'une discussion politique, se dresser d'un mouvement plein de majesté, avec un geste d'autorité et un éclair dans le regard, pour protester contre les théories des sans-patrie et des sans-Dieu. Elle n'est pas moins véhémente dans les discussions religieuses. A certain ecclésiastique, assistant par exception à nos séances, elle disait : " Ne parlez jamais de peines éternelles ! Vous faites de Dieu un bourreau. Dieu est amour ; il ne peut infliger des souffrances sans utilité, sans profit. En parlant ainsi, vous éloignez l'homme de Dieu ! "

Quand elle intervient, la voix du médium est généralement d'une suave douceur ; elle a des inflexions mélodieuses qui pénètrent, émeuvent les plus insensibles. La manifestation est si impressionnante, qu'on éprouve comme un désir de s'agenouiller. Au moment de paraître dans les séances, Jeanne est annoncée par une harmonie qui n'a rien de terrestre, et que, seuls, les médiums perçoivent. Une grande lumière se fait et, pour eux, elle devient visible. Il y a, sur son front et dans ses paroles, comme un reflet divin, et des battements d'ailes dans l'air qui l'entoure. Nul ne peut résister à son influence. C'est bien réellement la " fille de Dieu ". Elle n'est pas la seule. Il existe bien haut, au-dessus de nous, une région supérieure et pure, où s'épanouit toute une création angélique que les hommes ignorent. De là viennent les messies, les agents divins à qui incombent les missions douloureuses. Ils s'incarnent sur les mondes de la matière et se mêlent souvent à nous, pour donner aux fils de la terre l'exemple de l'amour et du sacrifice. On peut les rencontrer dans les rangs des humbles et des plus obscurs ; mais ils sont toujours reconnaissables à leurs nobles sentiments, à leurs hautes vertus.

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De Jeanne, avons-nous dit, il ne reste aucune image contemporaine. On a cependant retrouvé, dans les fouilles effectuées à Orléans pour le percement de la rue Jeanne-d'Arc, la statuette ancienne d'une femme casquée, dont le fin profil se rapproche sensiblement des traits de la statue de Barrias1.

D'autre part, les documents historiques contenant des descriptions de la Pucelle, sont peu nombreux et peu précis. Il faut citer tout d'abord une lettre des comtes Guy et André de Laval à leur mère, écrite le 8 juin 1429. Ils l'ont vue à Selles en Berry : " armée tout en blanc, sauf la tête, une petite hache à la main, sur un grand coursier noir ". Et, ajoutent-ils avec enthousiasme, " ce semble chose toute divine, de son fait, de la voir et de l'ouïr2 ".

Un chroniqueur, picard d'origine, parle de Jeanne en ces termes, d'après les témoignages de plusieurs personnes qui l'avaient vue, cheminant entre Reims et Soissons3 :

" Et chevauchait devant le roi, toute armée de plein harnais, à étendard déployé. Et quand elle était désarmée, si avait-elle état et habit de chevalier, souliers lacés hors le pied, pourpoint et chausses ajustées, et un chaperon sur la tête, et portait très nobles habits de drap d'or et de soie bien fourrés. "

D'après la déposition du chevalier Jean d'Aulon, " elle était belle et bien faite4 ", " robuste et infatigable ", selon les dires du président Simon Charles5, " ayant à la fois l'air riant et l'oeil facile aux larmes ", d'après la relation du conseiller-chambellan Perceval de Boulainvillers6. " Elle a bonne prestance sous les armes et la poitrine belle ", dit son compagnon le duc d'Alençon7.

Les débats du procès nous apprennent que ses cheveux, teintés en blond par tant de peintres et déroulés sur ses épaules, " étaient noirs, taillés courts en écuelle, de façon à former sur la tête une sorte de calotte, semblable à un tissu de soie sombre ".

Le colonel Biottot, résumant les relations de divers chroniqueurs, s'exprime ainsi, au sujet du costume et du maintien de la Pucelle8 :

" Le visage de l'héroïne, dans ses traits réguliers, était empreint de douceur et de modestie. Le corps se développait en lignes pleines et harmonieuses. Dès les premiers jours, les gestes aisés de l'enfant, sa grâce souple en toutes circonstances et particulièrement sous le costume de guerre, en selle, la lance ou la bannière en main, étonnent et charment les yeux. Enfin, sur l'ensemble, le candide éclat de sa virginité et la flamme de son inspiration répandaient " une vertu secrète qui écartait les désirs charnels ", commandant aux plus grossiers le respect et les égards. "

D'après toutes les descriptions, il y avait comme un suave reflet sur ce visage qu'illuminait une pensée intérieure. L'âme, dans une certaine mesure, façonne elle-même les traits de son enveloppe. Par là, nous pouvons nous faire une idée de la beauté de cet être exceptionnel, du foyer caché en lui, foyer qui éclaire son visage et rayonne sur ses actes.

Il émanait d'elle une sérénité, une radiation qui s'étendaient sur tous ceux qui l'approchaient, et apaisaient les plus farouches. Dans le tumulte des batailles et des camps, elle garde ce calme imposant qui est le privilège des âmes supérieures. A Compiègne, au plus fort du combat, lorsque les Bourguignons lui coupent la retraite, sur le point d'être prise, elle est plongée comme dans un rêve et dit aux Français qui l'entourent et s'affolent : " Ne songez qu'à férir ! "

A travers les documents les plus variés, Jeanne nous apparaît comme une fleur des campagnes de France, svelte et robuste, fraîche et parfumée. Aussi est-ce une chose lamentable, de voir de quelle façon la plupart de nos peintres et statuaires l'ont affublée, sans nul souci de la vérité et de l'histoire. Certain critique parle ainsi, non sans raison, de la statue de Frémiet, érigée place des Pyramides, au coeur de Paris :

" Il fit un garçonnet, ennuyé, mécontent, avec de longs cheveux ainsi qu'une crinière, un bras de bois, tenant une longue bannière, une couronne en l'air ! "

Quoi d'étonnant ? fait-il remarquer : Frémiet est un animalier, aussi sa Jeanne est-elle " un être hybride, de petite taille, sur un cheval énorme9 ". Cette statue est une parodie, une honte pour les Français, surtout à l'endroit où elle se trouve, exposée aux yeux de tous les étrangers.

Celle de Roulleau, à Chinon, est pire encore, lourde, massive, aussi matérielle que possible.

D'autres artistes ont mieux réussi, sans montrer plus de scrupules au point de vue du respect de l'histoire. Charpentier nous la représente en prière. La physionomie est gracieuse et touchante. Mais pourquoi ce livre tombé à ses pieds, alors qu'elle ne savait pas lire, et à une époque où l'imprimerie n'était pas inventée ?

Les peintres ne sont pas plus soucieux de la vérité historique : M. Jean-Paul Laurens a signé le triptyque qui orne une des salles du nouvel hôtel de ville de Tours, et reproduit trois scènes de la vie de l'héroïne. Le dernier panneau nous montre, sous la nuit, la place où eut lieu le supplice. Elle est vide maintenant, et, du bûcher qui achève de s'éteindre, un peu de fumée monte vers le ciel. Le dernier des juges se retire. M. J.-P. Laurens n'a pas lu. Il ignore que les Anglais, aussitôt que Jeanne fut morte, firent éteindre le feu, de telle façon que son pauvre corps carbonisé resta exposé, pendant huit jours, à la vue du peuple, et que tous purent s'assurer qu'elle n'était plus de ce monde. Au bout d'une semaine, on ralluma le bûcher jusqu'à destruction complète, et on fit jeter à la Seine les cendres de la victime10.

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L'étude de certaines âmes attire l'attention du penseur. Celle de Jeanne d'Arc est captivante entre toutes. Ce qui surprend le plus en elle, ce n'est pas son oeuvre d'héroïsme, pourtant unique dans l'histoire, c'est ce caractère admirable, où s'unissent et se fondent les qualités en apparence les plus contradictoires : la force et la douceur, l'énergie et la tendresse, la prévoyance, la sagacité, l'esprit vif, ingénieux, pénétrant, qui sait en peu de mots, nets et précis, trancher les questions les plus difficiles, les situations les plus ambiguës.

Aussi, sa vie offrira des exemples de toutes sortes. Patriote et française, en toutes circonstances elle nous apprendra le dévouement poussé jusqu'au sacrifice. Profondément religieuse, idéaliste et chrétienne, dans un temps où le christianisme est la seule force morale d'une société encore barbare, elle montrera les qualités élevées, les hautes vertus du croyant exempt de fanatisme et de bigoterie. Dans la vie intime, familiale, elle se révèle douée des vertus modestes qui sont la richesse des humbles : l'obéissance, la simplicité, l'amour du travail. En un mot, toute son existence est un enseignement pour celui qui sait voir et comprendre. Mais ce qui la caractérise par-dessus tout, c'est la bonté, la bonté sans laquelle il n'est pas de véritable beauté morale.

Cette alliance harmonieuse, cet équilibre parfait de dons qui, de prime abord, semblent devoir s'exclure, font de Jeanne d'Arc une énigme que nous avons pourtant la prétention de résoudre.

C'est un témoignage que lui rendent tous ceux de ses contemporains qui l'ont approchée ; à une ferme volonté que rien, dans l'action guerrière ou au milieu des épreuves, ne fera fléchir, elle joignait une grande douceur. Les bourgeois d'Orléans s'accordaient à dire, dans leurs dépositions : " C'était grande consolation d'avoir commerce avec elle11. " Nous avons retrouvé ces mêmes traits de caractère chez l'Esprit qui s'est souvent manifesté sous son nom, dans notre cercle d'études. En lui aussi les vertus, les sentiments les plus variés se fondent en une parfaite harmonie.

Pour bien juger cette grande figure, il convient de la dégager des querelles de partis, et de la contempler dans la pure lumière de sa vie et de ses pensées. Un rayon de l'Au-delà nimbe son beau front grave. Elle inspire une émotion mêlée de respect. Malgré le scepticisme de nos temps, on ne peut se défendre du sentiment qu'il existe, au-dessus des conditions habituelles de la vie humaine, des êtres de choix, qui sont l'honneur de notre race et l'éternelle splendeur de l'histoire.

Comme toutes les grandes âmes, elle croyait en elle-même, à sa haute mission, et elle savait communiquer sa foi aux autres par toutes les radiations de son être.

Toujours mesurée et sage, elle sait allier l'humilité de la fille des champs à la fierté d'une reine, une pureté absolue à une audace extrême. Vêtue en homme, elle vit dans les camps, tel un ange sur qui repose le regard de Dieu, et nul ne songe à en prendre scandale. La gloire qui l'environne lui paraît si naturelle qu'elle ne saurait en tirer vanité. N'est-elle pas venue pour accomplir de grandes choses, et l'honneur ne doit-il pas suivre la peine ? De là, l'aisance dont elle fait preuve au milieu des seigneurs et des nobles dames. Devant Dieu seul, elle courbe le front ; elle aime à se faire petite avec les petits qui lui offrent leurs hommages : à l'église, c'est parmi les enfants qu'elle élève de préférence son âme vers le ciel.

Jeanne n'est pas moins admirable dans ses propos que dans ses actes. Au milieu des discussions les plus confuses, elle apporte toujours le mot juste, l'argument précis. Sous une certaine naïveté gauloise, perce en elle un sens profond des êtres et des choses, et, aux heures décisives, elle trouve les accents qui raniment l'ardeur dans les âmes, les sentiments puissants et généreux dans les coeurs.

Comment croire qu'une enfant de dix-huit ans ait pu trouver d'elle-même des paroles comme celles que nous avons citées ? Comment douter qu'elle fût inspirée par des génies invisibles, comme le furent, avant et après elle, tant d'autres agents de l'Au-delà ?

Les paroles sublimes, nous l'avons vu, fourmillent dans cette courte existence, et nous ne manquerons pas d'en reproduire quelques-unes encore. Ces lèvres de dix-huit ans ont proféré des jugements qui méritent de figurer à côté des plus beaux préceptes de l'antiquité.

" Elle était moult sage et peu parlant12, " disait la Chronique, mais, quand elle parlait, sa voix avait des vibrations qui pénétraient au plus intime de l'auditeur, sensibilisaient en lui des fibres qu'il ne se connaissait pas, et qu'aucune puissance n'avait pu émouvoir jusque-là. C'était là le secret de son ascendant sur tant d'âmes rudes, mais bonnes, au fond.

Et ces paroles ne profitèrent pas seulement à ceux qui les entendirent. Recueillies par l'histoire, elles iront, à travers les siècles, consoler les âmes et réchauffer les coeurs.

En toutes circonstances, elle a l'expression qui convient, et les images dont elle se sert sont riches de relief et de couleur. Il en est de même aujourd'hui, dans les messages qu'elle dicte à quelques rares médiums, et que nous avons reproduits en partie. Ce sont là, pour nous, autant de preuves, autant de révélations de son identité.

Rappelons quelques-unes de ses paroles, à la fois ingénues et profondes. On ne saurait trop les redire, ni trop les proposer comme préceptes et leçons à tant de gens qui, tout en honorant Jeanne, s'efforcent peu de lui ressembler sous le rapport du caractère et des vertus. Nous avons tous un intérêt personnel à étudier cette vie, à nous hausser à la hauteur des enseignements qu'elle contient, par les exemples qu'elle offre de vie intime et de vie sociale, de beauté morale et de grandeur dans la simplicité.

" A partir du moment où je sus que je devais venir en France, je me donnai peu aux jeux et aux promenades13. "

L'insouciance et la légèreté sont habituelles à l'enfance, et elles persistent chez un grand nombre jusqu'à un âge déjà avancé. Jeanne, au contraire, a le souci de l'avenir, la préoccupation constante de la grande mission qui lui incombe, le souci des charges qui vont peser sur elle. Elle a été touchée par l'aile des créatures angéliques, et sa vie a reçu une impulsion qui ne cessera qu'à la mort. Elle a perçu l'appel mystérieux d'en haut, et ses entretiens avec l'invisible ont déjà donné, à son attitude et à ses pensées, cette gravité qui se mêlera toujours en sa personne, à la grâce et à la douceur.

A l'interrogatoire de Poitiers, Guillaume Aimery lui dit : " Jeanne, vous demandez des gens d'armes, et vous dites que c'est le plaisir de Dieu que les Anglais s'en aillent. Si cela est, pas n'est besoin de gens d'armes, car Dieu seul y suffit. - En nom Dieu ! répond-elle, les gens d'armes batailleront et Dieu leur donnera la victoire14. "

Ces paroles renferment un grand enseignement. L'homme est libre. La loi suprême exige qu'il édifie lui-même sa destinée à travers les temps, au moyen de ses existences innombrables. Sans cela, quels seraient ses mérites, ses titres au bonheur, à la puissance, à la félicité ? De tels avantages, s'il pouvait les acquérir sans effort, auraient peu de prix à ses yeux. Il n'en comprendrait pas même la valeur. Car l'homme n'apprécie les choses qu'en raison de la peine qu'elles lui ont coûté. Mais lorsque les obstacles deviennent insurmontables, si sa pensée s'unit à la volonté divine, les forces, les secours d'en haut descendent vers lui, et il triomphe des plus grandes difficultés. C'est le principe de l'intervention divine dans l'histoire. La communion féconde du ciel et de la terre aplanit nos voies et fournit à nos âmes, aux heures désespérées, la possibilité du salut.

Chose étrange ! la plupart des hommes ignorent ou dédaignent ce qui leur est le plus nécessaire. Sans ces secours d'en haut, et en dehors de la solidarité étroite qui relie la faiblesse humaine aux puissances du ciel, comment pourrions-nous poursuivre, par nos propres ressources, cette immense ascension qui nous élève du fond des abîmes de vie jusqu'à Dieu ? La seule perspective de la route immense à parcourir, suffirait à nous décourager, à nous accabler. L'éloignement du but, la nécessité de l'effort persistant, paralyseraient notre activité. C'est pourquoi, sur les premiers degrés de la prodigieuse échelle, aux premières étapes le but lointain nous reste caché, et nos perspectives de vie sont restreintes. Mais sur la voie âpre, aux passages périlleux, des mains invisibles se tendent vers nous, pour nous soutenir. Nous sommes libres de les repousser. Si, au contraire, nous nous prêtons à l'aide qui nous est offerte, les entreprises les plus ardues peuvent se réaliser. L'oeuvre de beauté et de grandeur qu'élaborent nos vies, ne saurait s'accomplir sans l'action combinée de l'homme et de ses frères invisibles. C'est ce que Jeanne affirme encore en ces autres paroles : " Sans la grâce de Dieu, je ne saurais rien faire. "

Elle accueillait toujours avec bonté les curieux qui venaient la voir, surtout les femmes. Elle leur parlait si doucement et si gracieusement, dit la Chronique, qu'elle les faisait pleurer.

Toutefois, simple et sans prétention, elle eût préférer éviter les " adorations " de la foule ; elle en sentait le péril et disait : " En vérité, je ne saurais me garder de telles choses, si Dieu ne m'en gardait15. " " On me baisait les mains le moins que je pouvais ", affirme-t-elle au cours de son procès16. Et quand, en la cité de Bourges, des femmes du peuple lui apportaient de menus objets pour qu'elle les touchât, Jeanne, en riant, disait : " Touchez-les vous-mêmes. Ils seront tout aussi bons par votre toucher que par le mien. "

Fait particulièrement pénible : dans sa courte carrière politique, ce furent ceux qui lui devaient soutien, reconnaissance, amour, qui la firent le plus souffrir.

Son caractère n'en fut pas aigri. Elle n'en concevait aucune humeur. Quand elle avait à subir quelque amère déception, elle montrait une constance inébranlable et avait recours à la prière : " Quand je suis contrariée en quelque manière, disait-elle, je me retire à l'écart et je prie Dieu, me plaignant à lui de ce que ceux à qui je parle ne me croient pas facilement. Ma prière à Dieu achevée, j'entends une voix qui me dit : Fille Dé (de Dieu), va, va, je serai ton aide, va17 ! "

On l'accusa d'avoir voulu se suicider, au château de Beaurevoir. C'était un mensonge. Il est vrai que, captive de Jean de Luxembourg, elle tenta de s'évader, estimant que tel est le droit de tout prisonnier. Bien loin de vouloir se détruire, comme on essaya de l'insinuer au procès, elle avait, dit-elle, " l'espérance de sauver son corps et d'aller secourir tant de bonnes gens qui étaient en péril18 ". Il s'agissait des assiégés de Compiègne, dont le sort lui tenait tant au coeur. Elle réfléchit, mûrit longuement son projet et ne sauta pas follement dans le vide, ainsi qu'on le croit en général. Un cordage qu'elle assujettit à la fenêtre de son cachot lui permit de se laisser glisser vers le bas de la tour ; mais, trop court ou rompu sous l'effort, il ne put l'empêcher de tomber rudement sur le roc. A demi morte, elle fut relevée et réintégrée dans sa prison19.

C'est surtout à Rouen, devant ses juges fourbes et astucieux, qu'éclatent ses répliques fines et primesautières, ses ripostes brèves, incisives, enflammées. Guido Goerres le constate en des termes qu'il est bon de citer :

" A chaque question, Jeanne avait le plus rude des combats à soutenir. Toutefois, la simple jeune fille, qui n'avait appris de ses parents que le Pater, l'Ave et le Credo, fixait sur ses ennemis un regard ferme et tranquille ; et plus d'une fois, elle leur fit baisser les yeux et les remplit de confusion, en déchirant tout à coup la trame de leur perfidie, et en leur apparaissant dans tout l'éclat de son innocence. Si, naguère, les plus braves chevaliers avaient admiré son courage héroïque au milieu des batailles, elle en montrait un bien plus grand encore, maintenant que, chargée de fers et en face d'une mort horrible, elle attestait à ses ennemis eux-mêmes la vérité de sa mission divine et prophétisait à ce tribunal, prêt à la condamner au nom du roi d'Angleterre, la chute complète de la puissance anglaise en France et le triomphe de la cause nationale. "

" Savez-vous, lui demande-t-on, si les saintes Catherine et Marguerite haïssent les Anglais ? - Elles aiment ce que Dieu aime et haïssent ce que Dieu hait20. " Et le juge reste interdit. Un autre interroge : " Saint Michel était-il nu ? - Pensez-vous que Dieu n'ait pas de quoi le vêtir ? - Avait-il des cheveux ? - Pourquoi lui auraient-ils été coupés21 ? "

Elle déjoue d'un mot les pièges qu'on lui tend. On lui demande si elle est en état de grâce : " Si je n'y suis, Dieu m'y mette ; si j'y suis, Dieu m'y garde22. "

Rappelons encore la digne et fière réponse qu'elle fit, quand on lui reprocha d'avoir, au sacre de Reims, déployé son étendard : " Il avait été à la peine ; c'était bien raison qu'il fût à l'honneur. "

Un des inquisiteurs semble la narguer au sujet de sa captivité et du supplice qui l'attend. Elle lui répond sans hésiter : " Ceux qui voudront m'enlever de ce monde pourront bien s'en aller avant moi. "

L'évêque de Beauvais, inquiet, tourmenté par sa conscience, lui demande : " Vos voix vous parlent-elles jamais de vos juges ? - J'ai souvent, par mes voix, nouvelles de vous, monseigneur de Beauvais. - Que vous disent-elles de moi ? - Je vous le dirai à vous, à part. " Et, par ces simples mots, voilà un prélat rappelé au sentiment de sa dignité, par celle dont il a résolu la perte.

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Comment expliquerons-nous, chez Jeanne d'Arc, les contrastes qui prêtent à cette grande figure un si puissant éclat : la pureté d'une vierge et l'intrépidité d'un capitaine ; le recueillement du temple et de la prière et le joyeux entrain des camps ; la simplicité d'une paysanne et les goûts délicats d'une grande dame ; la grâce, la bonté, jointes à l'audace, à la force, au génie ? Que penser de cette complexité de traits, qui font de notre héroïne une physionomie sans précédent dans l'histoire ?

Nous l'expliquerons de trois façons : tout d'abord par sa nature et son origine. Son âme, nous l'avons dit, venait de haut. Ce qui le démontre, c'est que, dépourvue de toute culture terrestre, son intelligence s'élevait jusqu'aux conceptions les plus sublimes. Ensuite, par les inspirations de ses guides. En troisième lieu, par les richesses accumulées en elle, au cours de ses vies antérieures, vies qu'elle-même a révélées.

Jeanne était une missionnaire, une envoyée, un médium de Dieu. Et comme chez tous les envoyés du ciel pour le salut des nations, on rencontre en elle trois grandes choses : l'inspiration, l'action, enfin la passion, la souffrance qui est le couronnement, l'apothéose de toute noble existence.

Domremy, Orléans, Rouen furent les trois scènes choisies pour l'éclosion, le développement et la consommation de cette destinée merveilleuse.

Cette vie offre des analogies frappantes avec celle du Christ. Comme lui, Jeanne est née parmi les humbles de la terre. L'adolescent de Nazareth répliquait aux docteurs de la loi dans le sanhédrin ; de même, elle confondra ceux de Poitiers en répondant à leurs questions insidieuses. Quand elle chasse les ribaudes du camp, nous reconnaissons le geste de Jésus expulsant les marchands du temple. La passion de Rouen n'est-elle pas le pendant de celle du Golgotha, et la mort de Jeanne d'Arc ne peut-elle être comparée à la fin tragique du fils de Marie ? Comme lui, elle est reniée et vendue. Le prix de la victime sonnera dans la main de Jean de Luxembourg comme dans celle de Judas. A l'exemple de Pierre dans le prétoire, le roi Charles et ses conseillers détourneront la tête et ne sembleront plus la connaître, lorsqu'on leur apprendra que Jeanne est aux mains des Anglais et menacée d'une mort affreuse. Il n'est pas jusqu'à la scène de Saint-Ouen, qui ne présente des analogies avec celle du jardin des Oliviers.

Nous avons longuement parlé des missions de Jeanne d'Arc. Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de ce mot. Nous croyons opportun de dire ici, qu'en réalité chaque âme a la sienne en ce monde. La plupart ont en partage des missions humbles, obscures, effacées ; d'autres ont des tâches plus hautes, appropriées à leurs aptitudes, aux qualités acquises dans leur évolution à travers les siècles. Aux nobles âmes seules sont réservées les grandes missions, couronnées par le martyre.

Chaque existence terrestre, nous le savons, est la résultante d'un immense passé de travail et d'épreuves. Cette loi d'ascension à travers le temps et l'espace, que nous avons déjà exposée23, Jeanne n'avait nul besoin de la connaître au quinzième siècle, pour accomplir son oeuvre ; car elle n'entrait pas dans les vues de son époque. La conception de la destinée était fort restreinte ; les vastes perspectives de l'évolution auraient troublé, sans profit, la pensée d'hommes trop arriérés encore, pour connaître et comprendre les magnifiques desseins de Dieu sur eux. Et cependant, en cet esprit supérieur de Jeanne, qui subit comme tous, pendant l'incarnation terrestre, la loi de l'oubli, un passé grandiose se révèle encore ; vertus, facultés, intuition : tout démontre que cette âme a parcouru un vaste cycle, et qu'elle est mûre pour les missions providentielles. On peut même, nous l'avons vu, reconnaître plus particulièrement en elle un esprit celtique, tout imprégné des qualités de cette race enthousiaste et généreuse, passionnée pour la justice, toujours prête à se dévouer pour les nobles causes. Familiarisée, dès l'aube de l'histoire, avec les grands problèmes, cette race a toujours possédé de nombreux médiums. Jeanne nous apparaît, au milieu du sombre moyen âge, comme une renaissance de quelque voyante antique, à la fois guerrière et prophétesse.

Mais ce qui domine en elle, dans tous les temps et les milieux où elle a vécu, c'est l'esprit de sacrifice, c'est la bonté, le pardon, la charité. Dans toutes les tâches qui lui ont été dévolues, elle s'est montrée ce qu'Henri Martin a su définir d'un mot : " la fille au grand coeur ". Ces tâches n'ont pas pris fin à ses yeux. Elle se considère toujours comme obligée envers ceux que Dieu a placés sous sa protection. Son amour pour la France est aussi ardent aujourd'hui qu'au quinzième siècle, et ceux qui, à cette époque, étaient l'objet de sa sollicitude, sont encore ses protégés à l'heure présente. Parmi ceux qui ont participé à sa vie héroïque, soit en bien, soit en mal, plusieurs revivent actuellement sur la terre, en des conditions bien diverses. Charles VII, réincarné en un bourgeois obscur accablé d'infirmités, a reçu souvent la visite de la " fille de Dieu ". Initié aux doctrines spiritualistes, il a pu communiquer avec elle, recevoir ses conseils, ses encouragements. Elle ne lui a jamais fait entendre qu'une parole de reproche : " C'est à vous, lui dit-elle un jour, que j'ai eu le plus de peine à pardonner. " Par des moyens et à l'aide d'influences qu'il serait superflu d'indiquer ici, elle avait su rassembler sur un même point, il y a un certain nombre d'années, ceux qui furent ses ennemis, voire ses bourreaux, et par son ascendant, elle cherchait à les entraîner vers la lumière, à en faire des défenseurs, des propagateurs de la foi nouvelle. C'était alors un émouvant spectacle pour celui qui, connaissant ces personnalités d'un autre âge, pouvait comprendre sa façon sublime de se venger, en s'efforçant de faire d'elles des agents de rénovation.

Pourquoi la vérité m'oblige-t-elle à dire que les résultats furent médiocres ? Tous, sans doute, l'écoutaient avec une déférence admirative, sentant bien qu'il y avait en elle un esprit de haute valeur. Mais le poids des soucis mondains, des intérêts égoïstes, des préoccupations d'amour-propre, retombait aussitôt lourdement sur ces âmes. Le souffle d'en haut, qui, un instant, les avait fait tressaillir, s'éteignit. Jeanne ne se révéla qu'à un petit nombre. Les autres ne surent pas la deviner. Bien peu purent la comprendre. Son langage était trop grand ; les cimes où elle voulait les attirer, trop hautes. Ces stigmatisés de l'histoire, qui s'ignorent eux-mêmes, n'étaient pas mûrs pour un tel rôle. Toutefois, ce qu'elle n'a pas réussi à faire au cours de cette existence, elle l'obtiendra dans celles à venir, car rien ne saurait lasser sa patience ni sa bonté. Et les âmes se retrouvent toujours sur les chemins de la destinée.


1 L'art gothique, Dictionnaire encyclopédique : Musée archéologique d'Orléans, par L. Gonse.


2 WALLON, Jeanne d'Arc, p. 100.


3 Chronique picarde, Revue hebdomadaire, 17 avril 1909.


4 J. FABRE, Procès de réhabilitation, t. I.


5 J. FABRE, Procès de réhabilitation, t. I.


6 ID., Jeanne d'Arc libératrice, p. 263.


7 ID., Procès de réhabilitation, t. I.


8 Colonel BIOTTOT, les Grands Inspirés devant la Science.


9 Le Portrait de Jeanne d'Arc par un Essénien du XIX° S.


10 Voir H. MARTIN, Histoire de France, t. VI, pp. 304, 305.


11 J. FABRE, Procès de réhabilitation, t. I, p. 266.


12 J. FABRE, Procès de réhabilitation, t. I, p. 135, note 1.


13 Troisième interrogatoire public.


14 Procès de réhabilitation. Déposition du frère Seguin.


15 J. FABRE, Procès de réhabilitation, t. I.


16 Sixième interrogatoire public.


17 Procès de réhabilitation. Déposition de Dunois.


18 Sixième interrogatoire secret.


19 J. FABRE, Procès de réhabilitation, t. II, p. 142, note 2.


20 Huitième interrogatoire secret.


21 Cinquième interrogatoire public.


22 Troisième interrogatoire public.


23 Voir plus haut chapitre XVI et Problème de l'Etre et de la Destinée, passim.