XIV. - JEANNE D'ARC ET L'IDEE D'HUMANITE.

Je n'ai jamais tué personne.

JEHANNE.

Nous ne prétendrons pas que Jeanne d'Arc nous ait apporté, la première, la notion d'humanité. Bien avant elle, et dans tous les temps, la plainte de ceux qui souffrent a éveillé dans les âmes sensibles un sentiment de pitié, de compassion, de solidarité. Mais, au cours de la guerre de Cent ans, ces qualités étaient devenues bien rares, particulièrement dans l'entourage de Jeanne, parmi ces soudards brutaux, qui avaient fait de la guerre une oeuvre de rapine et de brigandage. Au milieu de cette époque de fer et de sang, la vierge lorraine nous fait entendre le langage de la pitié, de la bonté.

Sans doute, elle s'est armée pour le salut de la France ; mais, lorsque l'heure de la lutte est passée, elle redevient la femme au coeur tendre, l'ange de douceur et de charité. Partout, elle s'oppose aux massacres, elle offre toujours la paix avant d'attaquer1. Trois fois devant Orléans, elle réitère ses offres en ce sens. Elle secourt les blessés et même les blessés anglais2. Elle soulage les malheureux ; elle souffre de toutes les souffrances humaines.

Dans cette sombre nuit féodale, le quinzième siècle se montre plus sombre, plus sinistre encore que les autres siècles. C'est celui où l'on vit un roi d'Aragon tuer son fils, et un comte de Gueldre, son père. Un duc de Bretagne fait assassiner son frère, et une comtesse de Foix, sa soeur. A travers la nuée sanglante qui s'élève, Jeanne nous apparaît comme une vision d'en haut ; sa vue repose et console du spectacle des égorgements. N'a-t-elle pas prononcé ces douces paroles : " Jamais je n'ai vu sang de Français que les cheveux ne me levassent3 ! "

A la cour de Charles VII, on ne commettait pas seulement des rapines et des brigandages de toutes sortes, les meurtres aussi y étaient fréquents. Le premier chambellan, devenu plus tard le favori du roi, le sire de Giac, avait assassiné sa femme, Jeanne de Naillac, afin d'épouser la riche comtesse de Tonnerre, Catherine de l'Isle-Bouchard. Lui-même est noyé sur les instigations du connétable de Richemont, dont il gêne la politique, et de La Trémoille qui convoite sa femme, après avoir si fort maltraité la sienne qu'elle en était morte. Un autre favori de Charles VII, Le Camus de Beaulieu, est assassiné sous les yeux de ce prince. Le comte d'Armagnac arrache un testament en sa faveur au maréchal de Séverac, qu'il a séquestré, et le fait tuer ensuite4.

C'est dans ce milieu monstrueux que la bonne Lorraine est appelée à intervenir. Sa tâche en sera d'autant plus pénible, et sa sensibilité multipliera pour elle les causes de souffrance. Certains écrivains ont voulu voir en Jeanne d'Arc une sorte de virago, de vierge guerrière exaltée par l'amour des combats. Rien n'est plus faux ; cette opinion est démentie par les paroles et les actes de l'héroïne. Certes, elle sait braver le péril et s'exposer aux coups de l'ennemi. Mais, même au milieu des camps ou dans le choc des batailles, elle ne s'est jamais départie de la douceur et de la modestie inhérentes à la femme. Elle était bonne et pacifique par nature. Jamais elle ne livre un combat aux Anglais, sans les inviter préalablement à s'éloigner. Quand ils se retirent sans lutte, comme le 8 mai, devant Orléans, ou bien quand ils cèdent sous l'effort des Français, elle commande de les épargner : " Laissez-les s'en aller, disait-elle, ne les tuez pas. Leur retraite me suffit. "

Au cours des interrogatoires de Rouen, on lui demande : " Qu'aimiez-vous mieux, de votre étendard ou de votre épée ? " Elle répond : " J'aimais beaucoup plus, voire quarante fois plus mon étendard que mon épée. Je n'ai jamais tué personne5 ! "

Pour se garder des entraînements de la lutte, elle tenait toujours sa bannière à la main, parce que, disait-elle encore : " Je ne veux pas me servir de mon épée. " Parfois, elle se jetait au plus fort des mêlées, au risque d'être tuée ou prise. A ces moments, disent ses compagnons d'armes, elle n'était plus elle-même. Aussitôt le péril passé, sa douceur, sa simplicité reprenaient le dessus6. " Quand elle se sentit blessée, dit le texte, elle eut peur et pleura, puis, après quelque temps, elle dit : Je suis consolée. " Ses craintes, ses larmes la rendent encore plus touchante à nos yeux. Elles prêtent à son caractère ce charme, cette force mystérieuse qui sont un des plus puissants attraits de son sexe.

Jeanne, disions-nous, avait le coeur sensible. Les injures de ses ennemis l'atteignaient profondément : " Quand les Anglais l'appelaient ribaude, dit un témoin, elle fondait en larmes. " Puis, dans la prière qu'elle adressait à Dieu, elle purifiait son âme de tout ressentiment, et elle pardonnait.

Au siège d'Orléans, un des principaux chefs anglais, Glasdale, l'accablait d'invectives dès qu'il l'apercevait. Il se trouvait au fort des Tourelles le jour de l'attaque, et se mit à vociférer contre elle du haut du boulevard. Peu après, lorsque la bastille fut emportée d'assaut, ce capitaine tomba tout armé dans la Loire et fut noyé : " Jeanne, - ajoute le même témoin, - émue de pitié, se prit à pleurer fortement pour l'âme de Glasdale et des autres, noyés là en grand nombre7. "

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Jeanne d'Arc n'est donc pas seulement la vierge des combats. Dès que la lutte a cessé, l'ange de miséricorde reparaît en elle. Enfant, nous l'avions vue secourir les pauvres et soigner les malades. Devenue chef d'armée, elle saura enflammer les courages à l'heure du danger ; mais, aussitôt que la bataille prend fin, elle s'attendrit sur l'infortune des vaincus et s'efforce d'adoucir pour eux les maux de la guerre. A l'encontre des moeurs du temps, dans la mesure où l'intérêt supérieur de la France le permet, et au risque de sa propre vie, elle défendra les prisonniers et les blessés qu'on veut égorger. Aux mourants même, elle s'efforcera de rendre la mort moins cruelle.

Au moyen âge, la coutume était de faire " main basse sur les vaincus. Gens de petit et moyen état, dit le colonel Biottot8, étaient massacrés et, quelquefois, les grands eux-mêmes. Mais Jeanne s'interpose ; état n'est pas crime, ni pour les petits ni pour les grands ; elle les veut tous saufs, s'ils ont posé les armes. A Jargeau, c'est à grand-peine qu'elle arrache à la mort le comte de Suffolk, qui commandait la forteresse, après avoir commandé le siège d'Orléans. "

Les Anglais, lorsqu'ils la tenaient en leur pouvoir et faisaient instruire son procès, auraient dû faire entrer en ligne de compte ces actes généreux de la Pucelle ; cependant, pas une voix ne s'éleva devant ses juges de Rouen pour les rappeler. Ses ennemis ne songeaient qu'à assouvir leur basse rancune.

Pourtant, il faut le reconnaître, bien avant même que le mot ait été prononcé, Jeanne a appliqué le droit des gens. Elle devançait ainsi les novateurs, qui convieront le monde à la pratique de l'égalité et de la fraternité entre les individus et les nations, qui évoqueront, dans les temps futurs, les principes d'ordre, d'équité, d'harmonie sociale, appelés à régir une humanité vraiment civilisée. A ce point de vue encore, la bonne Lorraine prépare les bases d'un meilleur avenir et d'un monde nouveau.

On le voit, Jeanne sut établir une juste mesure en toutes choses. Dans cette âme si bien équilibrée, l'amour du pays passe avant tous les autres, mais ce sentiment n'est pas exclusif, et sa pitié, sa commisération s'éveillent au spectacle de toute douleur humaine.

On a beaucoup abusé du mot humanité à notre époque, et, par une vaine et puérile sensiblerie, nous avons vu plus d'une fois des penseurs, des écrivains, faire table rase des intérêts et des droits de la France, au profit de vagues personnalités ou de groupements hypothétiques. On ne nous fera jamais entendre que l'on puisse aimer des nègres, des jaunes ou des rouges, que l'on n'a jamais vus, plus que ses proches, plus que sa famille, plus que sa mère ou ses frères. Et la France est aussi notre mère. Oui, sans doute, il faut être bon et humain envers tous. Dans bien des cas cependant, il n'y a là qu'un sophisme dont on abuse. Si nous allions au fond des choses, nous nous apercevrions tout simplement que certains de ces grands humanitaires, en se forgeant par leurs théories des devoirs fictifs, qu'ils savent bien n'avoir jamais à remplir, cherchent à en éluder d'autres, impérieux et immédiats, envers ceux qui les entourent, envers la France, leur pays.

Beaucoup, par un excès contraire, détestent tout ce qui leur est étranger : ils nourrissent une rancune aveugle pour les peuples qui se sont tournés contre nous. Que les revers ne nous rendent pas injustes, et ne nous empêchent pas de reconnaître les qualités et la bravoure des autres nations ! A la question : " Dieu hait-il les Anglais ? " Jeanne répond : " De la haine de Dieu pour les Anglais, je ne sais rien, mais il veut qu'ils quittent la France et retournent chez eux9. "

Comme Jeanne, soyons équitables et ne haïssons pas nos ennemis. Sachons honorer le mérite, même chez un adversaire. Défendons nos droits, notre patrimoine quand il le faut, mais ne provoquons personne.

A ce point de vue, la vierge lorraine nous donne plus qu'une leçon de patriotisme, elle nous donne une leçon vivante d'humanité. Quand elle s'arme, c'est bien moins au nom de la loi de lutte qu'au nom de la loi d'amour, bien moins pour attaquer que pour défendre et sauver. Même sous l'armure, les plus belles qualités de la femme se révèlent en elle : l'esprit de renoncement, le don spontané, absolu de soi, la compassion profonde pour tout ce qui souffre, l'attachement poussé jusqu'au sacrifice pour l'être aimé : époux, enfant, famille, patrie, l'ingéniosité de son sens pratique et de ses intuitions pour la défense de leurs intérêts, en un mot son dévouement jusqu'à la mort pour tout ce qui lui est cher. C'est en ce sens que Jeanne d'Arc synthétise et personnifie ce qu'il y a de plus noble, de plus délicat et de plus beau dans l'âme des femmes de France.


1 Voir sa lettre aux Anglais : Procès de condamnation.


2 Voir le témoignage de Louis de Contes : " Jeanne, dit-il, qui était très compatissante, eut pitié d'une telle boucherie. Elle vit un Français, qui conduisait des prisonniers, frapper l'un d'eux à la tête si rudement, que l'homme tomba comme mort. Elle descendit de cheval et fît confesser l'Anglais. Elle, lui soutenait la tête et le consolait selon son pouvoir. " J. FABRE, Procès de réhabilitation, t. I, p. 213.


3 Déposition de son intendant Jean d'Aulon.


4 D'après LAVISSE, Histoire de France, t. IV, pp. 24, 27.


5 Quatrième interrogatoire public.


6 Procès de réhabilitation. Témoignages de Dunois, du duc d'Alençon, de Thibauld d'Armagnac, du président Simon.


7 J. FABRE, Procès de réhabilitation. Déposition de Jean Pasquerel, t. I, p. 227.


8 Colonel BIOTTOT, les Grands Inspirés devant la Science.


9 Huitième interrogatoire secret.