V. - VAUCOULEURS.

Je pars. Adieu, vous que j'aimais !

P. ALLARD.

Reprenons le cours de l'histoire de Jeanne. Nous l'avons vue quitter Domremy. Dès ce jour, l'épreuve va surgir sous chacun de ses pas. Et cette épreuve sera d'autant plus cruelle qu'elle lui viendra de ceux dont elle doit attendre sympathie, affection, secours. On peut lui appliquer ces paroles : " Elle est venue parmi les siens, et les siens ne la connurent pas1. "

Les alternatives pénibles qui l'assiégeront fréquemment par la suite, Jeanne les connut dès le début de sa mission. Elle, si soumise à l'autorité de ses parents, si attachée à ses devoirs, malgré l'amour qu'elle porte à son père, à sa mère, elle doit enfreindre leurs ordres et, clandestinement, s'échapper de la demeure qui l'a vue naître.

Son père avait eu en songe une révélation de ses desseins. Une nuit, il rêva que sa fille quittait son pays, sa famille, et partait avec des hommes d'armes. Il en fut vivement préoccupé et en parla à ses fils, leur ordonnant, plutôt que de la laisser s'en aller ainsi, " de la noyer dans la Meuse. Et si vous ne le faites vous-mêmes, ajoutait-il, moi, je le ferai ! "

Jeanne avait dû dissimuler, résolue qu'elle était " d'obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes ".

A Rouen, ses juges lui en feront un grief : " Croyiez-vous bien faire, lui demandèrent-ils, en partant sans le congé de votre père et de votre mère ? - J'ai bien obéi à mon père et à ma mère pour toutes autres choses, hors pour ce départ. Mais depuis, je leur en ai écrit, et ils m'ont pardonné. "

Elle montre par là sa déférence et sa soumission envers ceux qui l'ont élevée. Pourtant les juges insistent : " Quand vous avez quitté votre père et votre mère, ne croyiez-vous point pécher ? " Jeanne exprime alors toute sa pensée dans cette belle réponse : " Puisque Dieu le commandait, il fallait le faire. Même si j'eusse eu cent pères et cent mères et que j'eusse été fille de roi, encore serais-je partie2 ! "

Accompagnée d'un de ses oncles, qu'elle a pris en passant à Burey, Durand Laxart, le seul membre de sa famille qui ait cru à sa vocation, le seul qui l'ait encouragée dans ses projets, elle se présente à Robert de Baudricourt, commandant de Vaucouleurs pour le dauphin. Le premier accueil est brutal. Jeanne ne se décourage pas. Elle a été prévenue par ses voix. Sa résolution est inébranlable ; rien ne peut la détourner de son but. Elle l'affirme en termes énergiques aux bonnes gens de Vaucouleurs : " Avant la mi-carême, il faut que je sois devers le roi, dussé-je user mes jambes jusqu'aux genoux ! " Et peu à peu, à force d'insistances, le rude capitaine prête plus d'attention à ses propos.

Comme tous ceux qui l'approchent, Robert de Baudricourt a subi l'ascendant de cette jeune fille. Après l'avoir fait exorciser par Jean Tournier, curé de Vaucouleurs, et s'être convaincu qu'il n'y a rien de mauvais en elle, il n'ose plus nier sa mission, ni accumuler les obstacles sur sa route. Il lui fait donner un cheval, une escorte. Déjà le chevalier Jean de Metz, subjugué par l'ardente conviction de Jeanne, lui avait promis de la mener au roi. " Mais quand ? " lui avait-il demandé. Vivement, elle répondit : " Plutôt maintenant que demain, plutôt demain que plus tard ! "

Elle part enfin, et la dernière parole du capitaine de Vaucouleurs est celle-ci : " Va et advienne que pourra ! " Parole tiède et peu encourageante. Qu'importe à Jeanne ! Ce n'est pas aux voix de la terre qu'elle prête l'oreille, c'est à celles d'en haut, et ces voix la stimulent et la soutiennent. Dans son âme, la force et la confiance grandissent avec les incertitudes et les périls du lendemain. Aussi répétera-t-elle souvent ce dicton de son pays : " Aide-toi, Dieu t'aidera ! " L'avenir est menaçant. Tout, autour d'elle, est cause d'effroi. Mais elle possède les forces divines !

C'est là un exemple qu'elle donne à tous les pèlerins de la vie. La route de l'homme est semée d'embûches : partout des ornières, des pierres aiguës, des ronces, des épines. Pour les franchir, Dieu a mis en nous les ressources d'une énergie cachée que nous pouvons mettre en valeur, en attirant des puissances invisibles, ces mystérieux secours d'en haut, qui centuplent nos forces personnelles et assurent le succès dans la lutte. Aide-toi et Dieu t'aidera !

Elle part, accompagnée seulement de quelques hommes de coeur. Elle voyage jour et nuit. Il faut franchir cent cinquante lieues à travers des provinces ennemies, pour atteindre Chinon, où réside le dauphin Charles, qu'on nomme par dérision le roi de Bourges, puisqu'il ne règne plus que sur un lambeau de royaume, Charles qui oublie sa mauvaise fortune dans les plaisirs, au milieu des courtisans qui le trahissent et pactisent en secret avec l'ennemi.

Elle doit traverser le pays bourguignon, allié de l'Angleterre, cheminer sous la pluie par les sentiers détournés, passer à gué des rivières débordées, coucher sur le sol détrempé. Jeanne n'hésite jamais. Ses voix lui disent sans cesse : " Va, fille de Dieu, va, nous viendrons à ton aide ! " Et elle va, elle va, en dépit des obstacles, au milieu des dangers. Elle vole au secours d'un prince sans espérance et sans courage.

Et voyez quel mystère admirable ! C'est une enfant qui vient tirer la France de l'abîme. Qu'apporte-t-elle donc avec elle ? Est-ce un secours militaire ? une armée ? Non, rien de tout cela. Ce qu'elle apporte, c'est la foi en soi-même, la foi en l'avenir de la France, cette foi qui exalte les âmes et soulève les montagnes. Que dit Jeanne à tous ceux qui se pressent sur son passage ? " Je viens de la part du Roi du ciel, et je vous apporte le secours du ciel ! "

je ne sais rien, mais il veut qu'ils quittent la France et retournent chez eux. "

Comme Jeanne, soyons équitables et ne haïssons pas nos ennemis. Sachons honorer le mérite, même chez un adversaire. Défendons nos droits, notre patrimoine quand il le faut, mais ne provoquons personne.

A ce point de vue, la vierge lorraine nous donne plus qu'une leçon de patriotisme, elle nous donne une leçon vivante d'humanité. Quand elle s'arme, c'est bien moins au nom de la loi de lutte qu'au nom de la loi d'amour, bien moins pour attaquer que pour défendre et sauver. Même sous l'armure, les plus belles qualités de la femme se révèlent en elle : l'esprit de renoncement, le don spontané, absolu de soi, la compassion profonde pour tout ce qui souffre, l'attachement poussé jusqu'au sacrifice pour l'être aimé : époux, enfant, famille, patrie, l'ingéniosité de son sens pratique et de ses intuitions pour la défense de leurs intérêts, en un mot son dévouement jusqu'à la mort pour tout ce qui lui est cher. C'est en ce sens que Jeanne d'Arc synthétise et personnifie ce qu'il y a de plus noble, de plus délicat et de plus beau dans l'âme des femmes de France.


1 Ev. selon saint Jean, I, 11.


2 J. FABRE, Procès de condamnation, p. 139.