LE PROBLEME DE L'ETRE & DE LA DESTINEE


PREMIERE PARTIE
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LE PROBLEME DE L'ETRE.

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I. - L'EVOLUTION DE LA PENSEE.

Une loi, avons-nous dit, régit l'évolution de la pensée, comme elle régit l'évolution physique des êtres et des mondes ; la compréhension de l'univers se développe avec les progrès de l'esprit humain.

Cette conception générale de l'univers et de la vie a été exprimée de mille façons, sous mille formes diverses dans le passé. Elle l'est aujourd'hui en d'autres termes plus larges et le sera toujours avec plus d'ampleur, à mesure que l'humanité gravira les degrés de son ascension.

La science voit s'élargir sans cesse son champ d'exploration. Tous les jours, à l'aide de ses puissants instruments d'observation et d'analyse, elle découvre de nouveaux aspects de la matière, de la force et de la vie. Mais ce que ces instruments constatent, l'esprit l'avait discerné depuis longtemps, car l'essor de la pensée devance toujours et dépasse les moyens d'action de la science positive. Les instruments ne seraient rien, sans l'intelligence, sans la volonté qui les dirige.

La science est incertaine et changeante, elle se renouvelle sans cesse. Ses méthodes, ses théories, ses calculs, édifiés à grand-peine, s'écroulent devant une observation plus attentive ou une induction plus profonde, pour faire place à d'autres théories, qui ne seront pas plus définitives1. La science nucléaire, par exemple, a renversé la théorie de l'atome indivisible qui, depuis deux mille ans, servait de base à la physique et à la chimie. Combien de découvertes analogues ont démontré dans le passé la faiblesse de l'esprit scientifique ! Celui-ci n'atteindra le réel qu'en s'élevant au-dessus du mirage des faits matériels, vers la région des causes et des lois.

C'est de cette façon que la science a pu déterminer les principes immuables de la logique et des mathématiques. Il n'en est pas de même dans les autres ordres de recherches. Le savant y apporte trop souvent ses préjugés, ses tendances, ses routines, tous les éléments d'une personnalité étroite, comme nous pouvons le constater dans le domaine des études psychiques, surtout en France, où il s'est trouvé, jusqu'ici, assez peu de savants courageux et vraiment éclairés pour suivre une voie déjà largement frayée par les plus belles intelligences des autres nations.

Malgré tout, l'esprit humain avance pas à pas dans la connaissance de l'être et de l'univers. Nos données sur la force et la matière se modifient chaque jour ; la personnalité humaine se révèle sous des aspects inattendus. En présence de tant de phénomènes expérimentalement constatés, en présence des témoignages qui s'accumulent de toutes parts2, nul esprit clairvoyant ne peut plus nier la réalité de la survivance ; nul ne peut plus éluder les conséquences morales et les responsabilités qu'elle entraîne.

Ce que nous disons de la science, on pourrait également le dire des philosophies et des religions qui se sont succédé à travers les siècles. Elles constituent autant d'étapes ou de stations parcourues par l'humanité encore enfant, s'élevant vers des plans spirituels de plus en plus vastes et qui se relient entre eux. Dans leur enchaînement, ces croyances diverses nous apparaissent comme le développement graduel de l'idéal divin, reflété dans la pensée avec d'autant plus d'éclat et de pureté, que celle-ci s'affine et s'épure.

C'est pourquoi les croyances et les connaissances d'un temps ou d'un milieu semblent être, pour le temps ou le milieu où elles règnent, la représentation de la vérité telle que les hommes de cette époque peuvent la saisir et la comprendre, jusqu'à ce que le développement de leurs facultés et de leurs consciences les rende aptes à percevoir une forme plus haute, une radiation plus intense de cette vérité.

A ce point de vue, le fétichisme lui même s'explique, malgré ses rites sanglants. C'est le premier bégaiement de l'âme enfantine, s'essayant à épeler le divin langage et qui fixe, sous des traits grossiers, sous des formes appropriées à son état mental, sa conception vague, confuse, rudimentaire, d'un monde supérieur.

Les paganismes représentent un concept plus élevé, quoique très anthropomorphique. Les dieux y sont semblables aux hommes ; ils en ont toutes les passions, toutes les faiblesses. Mais déjà, la notion de l'idéal s'épure avec celle du bien. Un rayon de l'éternelle beauté vient féconder les civilisations au berceau.

Plus haut voici l'idée chrétienne, toute de sacrifice, de renoncement dans son essence. Le paganisme grec était la religion de la nature radieuse ; le christianisme est celle de l'humanité souffrante, religion des catacombes, des cryptes et des tombeaux, qui a pris naissance dans la persécution et la douleur et garde l'empreinte de son origine. Réaction nécessaire contre la sensualité païenne, elle deviendra, par son exagération même, impuissante à la vaincre, car, avec le scepticisme, la sensualité renaîtra.

Le christianisme, à son origine, doit être considéré comme le plus grand effort tenté par le monde invisible pour communiquer ostensiblement avec notre humanité. C'est, suivant l'expression de F. Myers, «le premier message authentique de l'Au-delà». Déjà, les religions païennes étaient riches en phénomènes occultes de toutes sortes et en faits de divination. Mais la résurrection, c'est-à-dire les apparitions du Christ matérialisé après sa mort, constituent la manifestation la plus puissante dont les hommes aient été témoins. Elle fut le signal d'une entrée en scène du monde des Esprits, qui se produisit de mille manières dans les premiers temps chrétiens. Nous avons dit ailleurs3 comment et pourquoi, peu à peu, le voile de l'Au-delà s'abaissa de nouveau et le silence se fit, sauf pour quelques privilégiés : voyants, extatiques, prophètes.

Nous assistons aujourd'hui à une nouvelle poussée du monde invisible dans l'histoire. Les manifestations de l'Au-delà, de passagères et isolées, tendent à devenir permanentes et universelles. Une voie s'établit entre les deux mondes, d'abord simple piste, étroit sentier, mais qui s'élargit, s'améliore peu à peu et deviendra une route large et sûre. Le christianisme a eu pour point de départ des phénomènes d'une nature semblable à ceux que l'on constate de nos jours dans le domaine des sciences psychiques. C'est par ces faits que se révèlent l'influence et l'action d'un monde spirituel, véritable demeure et patrie éternelle des âmes. Par eux, une trouée bleue s'ouvre sur la vie infinie ; l'espérance va renaître dans les coeurs angoissés, et l'humanité se réconciliera avec la mort.

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Les religions ont contribué puissamment à l'éducation humaine ; elles ont opposé un frein aux passions violentes, à la barbarie des âges de fer, et gravé fortement la notion morale au fond des consciences. L'esthétique religieuse a enfanté des chefs d'oeuvre dans tous les domaines ; elle a participé dans une large mesure à la révélation d'art et de beauté qui se poursuit à travers les siècles. L'art grec avait créé des merveilles. L'art chrétien a atteint le sublime dans ces cathédrales gothiques qui se dressent, bibles de pierre, sous le ciel, avec leurs fières tours sculptées, leurs nefs imposantes, qu'emplissent les vibrations des orgues et des chants sacrés, leurs hautes ogives, d'où la lumière descend à flots et ruisselle sur les fresques et les statues ; mais son rôle s'achève, car, déjà, il se copie, ou se repose, comme épuisé.

L'erreur religieuse, et surtout l'erreur catholique, n'est pas de l'ordre esthétique, lequel ne trompe pas : elle est de l'ordre logique. Elle consiste à enfermer la religion en des dogmes étroits, en des formes rigides. Alors que le mouvement est la loi même de la vie, le catholicisme a immobilisé la pensée, au lieu de provoquer son essor.

Il est dans la nature de l'homme d'épuiser toutes les formes d'une idée, de se porter aux extrêmes, avant de reprendre le cours normal de son évolution. Chaque vérité religieuse, affirmée par un novateur, s'affaiblit et s'altère par la suite, les disciples étant presque toujours incapables de se maintenir à la hauteur où le maître les a attirés. La doctrine devient, dès lors, une source d'abus et provoque, peu à peu, un mouvement contraire dans le sens du scepticisme et de la négation. A la foi aveugle succède l'incrédulité ; le matérialisme fait son oeuvre ; et c'est seulement lorsqu'il a montré toute son impuissance dans l'ordre social qu'une rénovation idéaliste devient possible.

Dès les premiers temps du christianisme, des courants divers : judaïque, hellénique, gnostique, se mêlent et se heurtent dans le lit de la religion naissante. Des schismes éclatent ; les déchirements, les conflits se succèdent, au milieu desquels la pensée du Christ se voile peu à peu et s'obscurcit. Nous avons montré4 de quelles altérations, de quels remaniements successifs la doctrine chrétienne a été l'objet à la suite des âges. Le véritable christianisme était une loi d'amour et de liberté ; les églises en ont fait une loi de crainte et d'asservissement. De là l'éloignement graduel des penseurs pour l'Église ; de là l'affaiblissement de l'esprit religieux dans notre pays.

A la faveur du trouble qui envahit les esprits et les consciences, le matérialisme a gagné du terrain. Sa morale, prétendue scientifique, qui proclame la nécessité de la lutte pour la vie, la disparition des faibles et la sélection des forts, règne aujourd'hui presque en souveraine dans la vie publique comme dans la vie privée. Toutes les activités se portent vers la conquête du bien-être et des jouissances physiques. Faute d'entraînement moral et de discipline, les ressorts de l'âme française se détendent ; le malaise et la discorde se glissent partout, dans la famille, dans la nation. C'est là, disions-nous, une période de crise. Rien ne meurt, malgré les apparences ; tout se transforme et se renouvelle. Le doute qui assiège les âmes à notre époque prépare la voie aux convictions de demain, à la foi intelligente et éclairée qui régnera sur l'avenir et s'étendra à tous les peuples, à toutes les races.

Quoique jeune encore et divisée par les nécessités de territoire, de distance, de climat, l'humanité a commencé à prendre conscience d'elle-même. Au-dessus, au-delà des antagonismes politiques et religieux, des groupements d'intelligences se constituent. Des hommes hantés des mêmes problèmes, aiguillonnés par les mêmes soucis, inspirés de l'Invisible, travaillent à une oeuvre commune et poursuivent les mêmes solutions. Peu à peu, les éléments d'une science psychologique et d'une croyance universelle apparaissent, se fortifient, s'étendent. Nombre de témoins impartiaux y voient le prélude d'un mouvement de la pensée qui tend à embrasser toutes les sociétés de la terre5.

L'idée religieuse achève de parcourir son cycle inférieur, et les plans d'une spiritualité plus haute se dessinent. On peut dire que la religion est l'effort de l'humanité pour communier avec l'essence éternelle et divine. Voilà pourquoi il y aura toujours des religions et des cultes, de plus en plus larges et conformes aux lois supérieures de l'esthétique, qui sont l'expression de l'harmonie universelle. Le beau, dans ses règles les plus élevées, est une loi divine, et ses manifestations, en se rattachant à l'idée de Dieu, revêtiront forcément un caractère religieux.

A mesure que la pensée mûrit, des missionnaires de tous ordres viennent provoquer la rénovation religieuse au sein des humanités. Nous assistons au prélude d'une de ces rénovations, plus grande et plus profonde que les précédentes. Elle n'a plus seulement des hommes pour mandataires et pour interprètes, ce qui rendrait cette nouvelle dispensation aussi précaire que les autres. Ce sont les Esprits inspirateurs, les génies de l'espace, qui exercent à la fois leur action sur toute la surface du globe et dans tous les domaines de la pensée. Sur tous les points, un nouveau spiritualisme apparaît. Et aussitôt, la question se pose : Qu'es-tu ? lui demande-t-on : science ou religion ? Esprits étroits, croyez-vous donc que la pensée doive suivre éternellement les ornières que le passé a creusé !

Jusqu'ici, tous les domaines intellectuels ont été séparés les uns des autres, enclos de barrières, de murailles : la science d'un côté, la religion de l'autre ; la philosophie et la métaphysique sont hérissées de broussailles impénétrables. Alors que tout est simple, vaste et profond dans le domaine de l'âme comme dans celui de l'univers, l'esprit de système a tout compliqué, rétréci, divisé. La religion a été murée dans la sombre geôle des dogmes et des mystères ; la science, emprisonnée dans les plus bas étages de la matière. Là, n'est pas la vraie religion, ni la vraie science. Il suffira de s'élever au-dessus de ces classifications arbitraires pour comprendre que tout se concilie et se réconcilie dans une vision plus haute.

Est-ce que, dès aujourd'hui, notre science, quoique élémentaire, dès qu'elle se livre à l'étude de l'espace et des mondes, ne provoque pas aussitôt un sentiment d'enthousiasme, d'admiration presque religieuse ? Lisez les ouvrages des grands astronomes, des mathématiciens de génie. Ils vous diront que l'univers est un prodige de sagesse, d'harmonie, de beauté, et que, déjà, dans la pénétration des lois supérieures, se réalise l'union de la science, de l'art et de la religion par la vision de Dieu dans son oeuvre. Parvenue à ces hauteurs, l'étude devient une contemplation et la pensée se change en prière !

Le spiritualisme moderne va accentuer, développer cette tendance, lui donner un sens plus clair et plus précis. Par son côté expérimental, il n'est encore qu'une science ; par le but de ses recherches, il plonge à travers les régions invisibles et s'élève jusqu'aux sources éternelles d'où découlent toute force et toute vie. Par là, il unit l'homme à la Puissance divine et devient une doctrine, une philosophie religieuse. Il est, de plus, le lien qui réunit deux humanités. Par lui, les esprits prisonniers dans la chair et ceux qui en sont délivrés s'appellent, se répondent ; entre eux, une véritable communion s'établit.

Il ne faut donc pas voir là une religion dans le sens étroit, dans le sens actuel de ce mot. Les religions de notre temps veulent des dogmes et des prêtres, et la doctrine nouvelle n'en comporte pas. Elle est ouverte à tous les chercheurs ; l'esprit de libre critique, d'examen et de contrôle préside à ses investigations.

Les dogmes et les prêtres sont nécessaires, et le seront longtemps encore, aux âmes jeunes et timides qui pénètrent chaque jour dans le cercle de la vie terrestre et ne peuvent se diriger seules dans la voie de la connaissance, ni analyser leurs besoins et leurs sensations.

Le spiritualisme moderne s'adresse surtout aux âmes évoluées, aux esprits libres et majeurs, qui veulent trouver par eux-mêmes la solution des grands problèmes et la formule de leur Credo. Il leur offre une conception, une interprétation des vérités et des lois universelles, basée sur l'expérimentation, sur la raison et sur l'enseignement des Esprits. Ajoutez-y la révélation des devoirs et des responsabilités, qui, seule, donne une base solide à notre instinct de justice. Puis, avec la force morale, les satisfactions du coeur, la joie de retrouver, au moins par la pensée, quelquefois même par la forme6, les êtres aimés que l'on croyait perdus. A la preuve de leur survivance, se joint la certitude de les rejoindre et de revivre avec eux des vies sans nombre, vies d'ascension, de bonheur ou de progrès.

Ainsi, graduellement, les problèmes les plus obscurs s'éclairent ; l'Au-delà s'entrouvre ; le côté divin des êtres et des choses se révèle. Par la force de ces enseignements, tôt ou tard, l'âme humaine montera, et, des hauteurs atteintes, elle verra que tout se relie, que les différentes théories, contradictoires et hostiles en apparence, ne sont que les aspects divers d'un même tout. Les lois du majestueux univers se résumeront, pour elle, en une loi unique, à la fois force intelligente et consciente, mode de pensée et d'action. Et par là, tous les mondes, tous les êtres se trouveront reliés dans une même unité puissante, associés dans une même harmonie, entraînés vers un même but.

Un jour viendra où tous les petits systèmes, étroits et vieillis, se fondront en une vaste synthèse, embrassant tous les royaumes de l'idée. Sciences, philosophies, religions, aujourd'hui divisées, se rejoindront dans la lumière et ce sera la vie, la splendeur de l'esprit, le règne de la Connaissance.

Dans cet accord magnifique, les sciences fourniront la précision et la méthode dans l'ordre des faits ; les philosophies, la rigueur de leurs déductions logiques ; la poésie, l'irradiation de ses lumières et la magie de ses couleurs. La religion y ajoutera les qualités du sentiment et la notion d'esthétique élevée. Ainsi se réaliseront la beauté dans la force et l'unité de la pensée. L'âme s'orientera vers les plus hautes cimes, tout en maintenant l'équilibre de relation nécessaire qui doit régler la marche parallèle et rythmée de l'intelligence et de la conscience, dans leur ascension à la conquête du Bien et du Vrai.


1 Le professeur Ch. Richet le reconnaît : «La science n'a jamais été qu'une série d'erreurs et d'approximations, constamment évoluant, constamment bouleversée, et cela d'autant plus vite qu'elle était plus avancée.» (Annales des Sciences psychiques, janvier 1905, p. 15.)


2 Voir mon ouvrage Dans l'invisible : Spiritisme et Médiumnité, passim.


3 Voir Christianisme et Spiritisme, chap. V.


4 Christianisme et Spiritisme (première partie, passim).


5 Sir O. Lodge, qui fut recteur de l'Université de Birmingham, membre de l'Académie royale, voyait dans les études psychiques l'avènement prochain d'une nouvelle religion plus libre (Annales des Sciences Psychiques, décembre 1905, p.765.)
Voir aussi Maxwell, procureur général à la Cour d'appel de Bordeaux, les Phénomènes Psychiques, p. 11.


6 Voir Dans l'Invibible : Apparitions et matérialisations d'Esprits.