CHAPITRE II
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LE SOMNAMBULISME NATUREL.

Après une journée fatigante, lorsque nous reposons nos membres lassés, peu à peu nous sentons un bien-être nous envahir ; il se produit un apaisement général, un calme dans le cerveau : nos yeux se ferment, nous dormons. Quels actes s'accomplissent pendant cette suspension de la vie active ?

Le sommeil a pour caractère essentiel le pouvoir de rompre la solidarité qui existe habituellement entre les différentes parties du corps, entre les diverses fonctions de l'organisme, entre les multiples facultés de l'homme. Pendant ce temps, chacune de ces unités qui composent l'ensemble concentre en elle-même la force qui lui est propre, s'isole de toutes les autres, ainsi que le corps se sépare du monde extérieur par le repos des sens.

Jusqu'ici on a émis les théories les plus contradictoires pour expliquer cet état, mais il est tout aussi difficile de comprendre la situation dans laquelle on se trouve lorsqu'on ne dort pas, car la vie est partagée par des périodes d'activité et de repos qui sont non moins naturelles, non moins normales l'une que l'autre. Ce n'est donc pas, comme quelques-uns l'ont prétendu, l'image de la mort.

Etudiant avec M. Longet les symptômes qui se manifestent chez les êtres qui vont s'endormir, nous constatons que le sommeil ne s'empare pas brusquement de nous : nos organes s'assoupissent successivement à des degrés variables, plusieurs veillent encore que d'autres sont déjà plongés dans un engourdissement complet. En général, ce sont les muscles des membres qui les premiers se relâchent et s'affaissent. Les bras, les jambes, devenus immobiles, restent dans la position qu'ils ont choisie et qui est en rapport avec la forme des articulations et des principales masses musculaires.

Après les membres, ce sont les muscles volontaires du tronc qui se détendent : dans le calme de la nuit, nos sens inactifs ne reçoivent aucune impression du dehors, et cette inaction qui favorise la somnolence est bientôt suivie d'une atonie complète. Presque toujours la vue est le sens qui s'affaiblit le premier : l'oeil fatigué se ternit, il perd de son éclat et reste fixé sur les objets qu'il ne voit plus, en même temps la paupière se ferme ; plus tard que la vue, l'ouïe s'endort et termine la succession des phénomènes qui ont signalé l'invasion du sommeil.

Il est à remarquer que l'ouïe, si rebelle à la fatigue, résiste aussi la dernière aux attaques de la mort ; on entend encore après que tous les autres sens ont cessé de vivre, de même que l'on perçoit des sons, alors que les différents organes sont déjà endormis. Une autre circonstance singulière est la suivante : c'est par l'oreille que pénètrent le plus souvent les influences soporifiques, et l'ouïe veille encore quand, par son action, le corps n'est plus qu'une masse inerte. On sait, en effet, avec quelle facilité la monotonie d'un son annihile la connaissance : le bruit d'une chute d'eau, le murmure du vent à travers les grands arbres, les mélopées plaintives, les naïves et touchantes complaintes que chantent les mères en berçant leurs enfants sont autant de preuves de ce que nous avançons.

Le goût, l'odorat, le toucher cessent généralement de manifester des propriétés actives dès les premières atteintes du sommeil, que nous pouvons regarder comme le repos du corps. C'est pendant cet état que les organes et les sens récupèrent la force nerveuse qu'ils ont dépensée pendant la veille, et lorsque la machine humaine est redevenue apte aux fonctions de la vie de relation, l'homme s'éveille.

La série d'actes que nous venons de décrire est celle qui s'exerce normalement. Nous n'avons pas indiqué les cas particuliers qui peuvent se présenter et qui varient suivant les individus, mais il existe un point sur lequel il est bon de s'appesantir, car il nous mettra sur la voie des explications relatives aux rêves, c'est la marche décroissante des facultés au moment du sommeil.

Il peut très bien arriver que la perception, autrement dit le pouvoir de connaître, s'éteigne en nous avant que les sens soient endormis. En effet, combien de fois, après de laborieuses veillées, il nous est arrivé de laisser tomber un livre sur lequel nous ne distinguions plus que de petits points noirs. Un peu avant, nous voyions les lettres, nous les assemblions, nous les lisions, mais nous ne concevions plus ; plus tard nous voyions, mais nous ne lisions plus, nous perdions conscience de notre état. Dans ce dernier cas, il est incontestable que la perception s'affaiblit avant le sens qui transmet l'impression.

D'autres fois, au contraire, l'organe sensoriel s'endort avant la conception, de sorte que la dernière image perçue sert de point de départ à une série d'idées qui prennent naissance en raison du genre de travail de l'individu. Que l'idée de lumière soit, par exemple, la dernière que l'on ait reçue par les sens : chez le physicien elle portera l'esprit vers l'étude de la lumière, il reverra les expériences multiples de la réfraction, de la polarisation, etc., dont les innombrables problèmes pourront se dérouler devant lui ; au physiologiste elle rappellera les mystères de la vision ; au peintre, des tableaux magiques, de splendides couchers de soleil ou des aurores immaculées ; à l'homme du monde, des fêtes, des soirées, etc.

Or, comme toutes ces visions intérieures peuvent être déterminées par une ou plusieurs sensations dernières produites sur les organes des sens et qu'elles sont capables d'agir simultanément, il en résulte que les facultés de l'esprit se mêlant les unes aux autres produisent les associations d'idées les plus fantaisistes et les plus extraordinaires. C'est précisément ce qui arrive dans le rêve habituel, qui est amené souvent aussi par des causes purement matérielles, agissant sur le corps endormi.

Donc le sommeil, au moment où il arrive, détruit tout d'abord la solidarité qui existe entre les diverses facultés de l'esprit, de sorte qu'elles s'endorment successivement ; lorsque l'une d'elles reste en activité, elle acquiert une force d'autant plus grande, que nulle sensation venue du dehors ne contre-balance son action. Il existe des preuves remarquables de ce fait. Si nous sommes préoccupés par la solution d'un problème ou par une idée qui nous domine, toutes nos forces sont concentrées sur ce point unique, et si le souvenir nous en restait, nous verrions de quels chefs-d'oeuvre l'esprit humain est capable.

Ceci nous amène au cas particulier du sommeil que l'on a appelé somnambulisme. Dans cet état, le sujet marche en dormant et remplit habituellement les mêmes fonctions que lorsqu'il est éveillé. Les traités de physiologie sont remplis d'observations, sur cette curieuse anomalie. Nous pouvons citer des exemples historiques de somnambulisme.

C'est pendant le sommeil que Cardan a composé un de ses ouvrages, que Condillac, le fameux philosophe sensualiste, a terminé son cours d'études. Voltaire refit en rêve complètement et mieux qu'il ne l'avait composé, étant éveillé, l'un des chants de la Henriade. Massillon écrivait, en dormant, beaucoup de ses élégants sermons ; enfin Burdach le physiologiste, qui s'est beaucoup intéressé à cette question, rapporte le trait suivant :

«Le 17 juin 1882, en faisant la méridienne, je rêvais que le sommeil comme l'allongement des muscles, est un retour sur soi-même qui consiste dans une suppression de l'antagonisme. Tout joyeux de la vive lumière que cette pensée me paraissait répandre sur les phénomènes vitaux, je m'éveillai ; mais aussitôt tout rentra dans l'ombre, parce que cette vue était trop en dehors de mes idées du moment ; mais elle est devenue le germe des vues qui se sont développées depuis dans mon cerveau.»

Ce dernier fait est simplement un rêve, mais ceux que nous avons cités plus haut présentent un caractère spécial. Ainsi, pour composer un ouvrage ou écrire des sermons, lorsque son corps est endormi, il faut que l'auteur se déplace, que ses membres accomplissent certains mouvements en rapport avec le but à remplir : cet état particulier est le somnambulisme naturel. Il se distingue donc du rêve par deux caractères : 1° la marche pendant le sommeil ; 2° la perte de souvenir, au réveil, de ce qui s'est passé.

Pendant le somnambulisme, les membres obéissent à la volonté, et elle agit sur le corps tout en n'y étant sollicitée par aucun stimulant extérieur.

Cela se produit fréquemment chez les jeunes sujets. Les enfants, surtout ceux qui sont irritables, se lèvent souvent la nuit ou exécutent dans leur lit des mouvements variés, sans que, d'ailleurs, leur sommeil en soit interrompu. Si les organes de la voix sont éveillés, ils traduiront les pensées de leurs songes ; c'est ainsi que des milliers d'êtres ont l'habitude de rêver tout haut. Il peut arriver à ces individus de soutenir pendant quelque temps la conversation avec des personnes éveillées ; mais il faut que l'on devine l'objet de leur préoccupation, car les réponses qu'ils font sont adressées, non pas à leur interlocuteur réel, mais au personnage idéal de leur rêve.

Tels sont dans leur ensemble les renseignements donnés par la physiologie pour expliquer le somnambulisme. Il est facile de constater qu'ils sont insuffisants dans la grande majorité des cas observés.

Voici en première ligne l'Encyclopédie, qu'on n'accusera pas de tendresse à l'endroit des théories spiritualistes. Il est rapporté, à l'article «somnambulisme», l'histoire d'un jeune abbé qui se levait chaque nuit, allait à son bureau, composait des sermons et se recouchait. Quelques-uns de ses amis, désireux de savoir si véritablement il dormait, l'épièrent, et une nuit qu'il écrivait comme de coutume, ils interposèrent un large carton entre ses yeux et le papier. Il ne s'interrompit point, continua sa rédaction, et une fois qu'il l'eut terminée se coucha, comme il avait l'habitude de le faire, sans se douter de l'épreuve à laquelle il venait d'être soumis. L'auteur de l'article ajoute : «Lorsqu'il avait fini une page, il la lisait tout haut, d'un bout à l'autre (si on peut appeler lire cette action faite sans le concours des yeux). Si quelque chose alors lui déplaisait, il le retouchait et écrivait au-dessus les corrections avec beaucoup de justesse. J'ai vu le commencement d'un de ces sermons qu'il avait écrit en dormant ; il m'a paru assez bien fait et correctement écrit. Mais il y avait une correction surprenante : ayant mis dans un endroit ce divin enfant, il crut, en le relisant, devoir substituer le mot adorable à divin ; pour cela, il vit que le ce, bien placé devant divin, ne pouvait aller avec adorable ; il ajouta donc fort adroitement un t à côté des lettres précédentes, de sorte qu'on lisait cet adorable enfant

Ici, il n'est guère possible de se borner aux explications énoncées plus haut pour rendre compte des faits, car il y a une phase du phénomène sur laquelle on ne saurait trop insister : c'est la vision sans les organes des yeux. C'est un détail très important, car s'il nous est démontré que le somnambule peut se diriger dans un appartement, écrire les yeux exactement fermés, faire des corrections qui indiquent une vue bien nette : ceci nous prouvera qu'il y a en lui une force qui le dirige sûrement, qui agit en dehors des sens, en un mot, que l'âme veille quand le corps est endormi.

Dans l'anecdote rapportée par l'Encyclopédie, on peut prétendre qu'une forte contention de l'esprit pendant l'état de veille prédisposait le cerveau du jeune prêtre à la rédaction de ses homélies. Mais s'il est aisé d'admettre qu'il avait l'habitude de travailler à son bureau, et que, machinalement, il y revint pendant son sommeil, il est impossible d'expliquer comment il voyait à travers un carton de manière à écrire correctement, tourner les pages quand il était arrivé au bas de la feuille et rajouter des lettres à l'endroit précis où cela est utile, en un mot, faire tous les actes qui exigent le secours de l'oeil.

Les faits qui suivent, aussi étranges que le précédent et où toute contestation est impossible, sont empruntés au docteur Debay, qui fait profession de matérialisme et qui n'est pas doux pour les spiritualistes, en général, et les spirites, en particulier. Nous exposerons ensuite les lumineuses théories qu'il en donne, admises en général par les incrédules, et nous signalerons, une fois de plus, la pitoyable insuffisance de ces systèmes qui veulent se passer de l'âme dans l'explication des phénomènes de la vie.

Voici le premier cas, c'est le docteur lui-même qui l'a observé.

«Par une belle nuit d'été, j'aperçus aux clartés de la lune, marchant sur les plombs d'une maison très élevée, une forme humaine ; je la vis ramper, s'allonger, puis se cramponner aux angles aigus de la toiture et s'asseoir au sommet du pignon. Pour mieux observer cette étrange apparition, je m'armai d'une lunette et je distinguai très nettement une jeune femme tenant son nourrisson entre ses bras, fortement serré contre sa poitrine. Elle resta près d'une demi-heure dans cette dangereuse position ; ensuite elle descendit avec une agilité surprenante et disparut.

«Le lendemain à la même heure, même ascension, même attitude, même adresse à parcourir les plombs de toiture. Dans la matinée, j'allai rendre compte au propriétaire de la maison de ce que j'avais vu. Il m'écouta, effrayé, et m'apprit que sa fille était somnambule, mais qu'il ignorait complètement ses promenades nocturnes ; je l'engageai à prendre les plus minutieuses précautions, afin de prévenir un accident terrible. La nuit vint et j'aperçus encore la jeune femme exécuter les manoeuvres des jours précédents ; de nouveau je courus en avertir le père ; je le trouvai triste et pensif.

«Il m'apprit qu'après le coucher de sa fille, il avait lui-même fermé à double tour la porte de son appartement, et avait eu, en outre, la précaution de placer un cadenas en dehors.

«Hélas ! disait-il, la pauvre enfant, ne trouvant d'autre issue, a ouvert la croisée, et, comme de coutume, s'est dirigée sur l'arête du toit. A son retour, après un quart d'heure, elle a donné du poing dans un battant de la croisée que le vent avait fermée, s'est fait une légère blessure et s'est éveillée en poussant un cri aigu. Par un bonheur inouï, l'enfant, échappé à ses mains, est tombé sur le fauteuil qu'elle avait eu soin de placer au bas de la croisée pour lui servir de gradin.

«En ce moment, la somnambule entra : c'était une femme délicate et souffreteuse ; son intéressante physionomie portait l'empreinte de la tristesse et dénotait une idiosyncrasie hystérique. L'incarcération de son époux, condamné politique, l'affectait vivement et contribuait à son exaltation morale. Lorsque je lui parlai de ses promenades périlleuses, elle se mit à sourire languissamment et n'y voulut point croire. Enfin, en l'interrogeant sur la nature de ses rêves, elle crut se rappeler qu'elle avait depuis quelques jours un sommeil lourd, pénible ; tantôt rêvant que des gendarmes, des sergents de ville, toute la horde des policiers envahissait son domicile pour s'emparer du républicain ; tantôt c'était à elle et à son enfant qu'on en voulait. Une grande lassitude suivait son réveil, elle se trouvait fatiguée, triste, abattue, souffrait de la tête, et en attribuait la cause à la douloureuse séparation qui la privait de son époux.»

Tel est le récit du docteur, qu'il fait suivre des observations suivantes :

«En réfléchissant aux conditions physiques et morales de cette femme, on découvre qu'elle était prédisposée au somnambulisme par son organisation et qu'une pensée l'accompagnait toujours : l'incarcération de son époux. De cette idée, pendant le sommeil, en naissaient plusieurs autres par association ; l'organe encéphalique fortement stimulé mettait en jeu l'appareil locomoteur et le dirigeait sur le toit de la maison. Le motif de cette périlleuse ascension était le danger dont elle se croyait menacée, elle et sont enfant.»

C'est fort bien ! Mais ici on ne peut plus objecter la connaissance des lieux et l'habitude pour expliquer la marche de la somnambule sur les arêtes aiguës des toits, car il est probable que cette jeune dame n'en faisait pas le but de ses promenades ordinaires. Or, nous le demandons, quelle est la force qui la dirigeait ? où puisait-elle cette sûreté et cette clairvoyance nécessaires pour la guider sur ce chemin périlleux ? Alors même qu'elle eût pu se servir de ses yeux, l'enfant, qu'elle tenait dans ses bras, lui eût infailliblement causé des terreurs, dont elle eût été la victime.

Dans cet état, il faut bien reconnaître l'âme dirigeant le corps sans le secours des sens, et pour que le doute ne soit pas possible, empruntons encore au même auteur deux autres faits où, le corps étant endormi, l'âme jouit de toutes ses facultés intellectuelles.

Le professeur Soave, enseignant la philosophie et l'histoire naturelle à l'Université de Padoue, a donné de la publicité au cas suivant de somnambulisme.

Un pharmacien de Pavie, savant chimiste, à qui l'on doit d'importantes découvertes, se levait toutes les nuits pendant son sommeil et se rendait dans son laboratoire pour y reprendre ses travaux inachevés. Il allumait les fourneaux, plaçait les alambics, cornues, matras, etc., et poursuivait ses expériences avec une prudence, une agilité qu'il n'aurait peut-être pas eues étant éveillé ; il maniait les substances les plus dangereuses, les poisons les plus violents, sans qu'il lui arrivât jamais le moindre accident.

Lorsque le temps lui avait manqué pour préparer pendant le jour, les ordonnances que lui donnaient les médecins, il les allait prendre dans le tiroir où elles étaient renfermées, les ouvrait, les plaçait les unes contre les autres sur la table et procédait à leur préparation avec tout le soin et toutes les précautions désirables.

C'était vraiment extraordinaire de le voir prendre le trébuchet, choisir les grammes, décigrammes et centigrammes, peser avec une précision pharmaceutique les doses les plus minimes des substances dont les ordonnances étaient composées, les triturer, les mélanger, y goûter, puis les mettre dans les fioles ou en paquet, selon la nature des remèdes, coller les étiquettes, enfin les ranger en ordre sur les rayons de sa pharmacie, prêts à être livrés lorsqu'on viendrait les chercher.

Les travaux terminés, il éteignait ses fourneaux, remettait en place les objets dérangés et regagnait son lit, où il dormait tranquille jusqu'au moment du réveil.

Le professeur Soave fait remarquer que le somnambule avait constamment les yeux fermés ; il avoue que si la mémoire des lieux et l'idée d'achever ses travaux pouvaient suffire à le diriger dans son laboratoire, la lecture et la préparation des ordonnances, dont il ignorait le contenu, restent inexplicables.

Enfin, nous voici donc arrivés à une circonstance qui, de l'aveu des savants, ne peut se comprendre par leur théorie. Ils sont impuissants à rendre compte de ces phénomènes étranges, mais leur incapacité tient simplement à leur obstination. Tant qu'ils rejetteront systématiquement l'âme, la nature humaine aura toujours des mystères qu'ils ne pourront sonder !

De son côté, le docteur Esquirol rapporte qu'un pharmacien se levait toutes les nuits et préparait les potions dont il trouvait les formules sur la table. Pour éprouver si le jugement agissait chez ce somnambule, ou s'il n'y avait que mouvements automatiques, un médecin plaça sur le comptoir de la pharmacie la note suivante :

Sublimé corrosif 2 gros
Eau distillée 4 onces
A avaler en une fois.

Le pharmacien, s'étant levé pendant son sommeil, descendit comme d'habitude dans son laboratoire ; il prit l'ordonnance, la lut à plusieurs reprises, parut fort étonné et entama le monologue suivant, que l'auteur du récit, caché dans le laboratoire, écrivit mot pour mot :

«Il est impossible que le docteur ne se soit pas trompé en rédigeant sa formule ; deux grains seraient déjà beaucoup, il y a ici très lisiblement écrit 2 gros. Mais 2 gros font plus de 150 grains... C'est plus qu'il n'en faut pour empoisonner 20 personnes... Le docteur s'est indubitablement trompé... Je me refuse à préparer cette potion.»

Le somnambule prit ensuite diverses commandes qui étaient sur la table, les prépara, les étiqueta et les rangea en ordre pour être livrées le lendemain.

Suivons le docteur Debay, dans les explications qu'il donne au sujet de ce qui est raconté plus haut. Nous avons vu trois cas de somnambulisme naturel qu'il est impossible de comprendre si l'on n'admet pas l'existence d'un principe spirituel, directeur de la matière et qui n'est pas soumis, comme le corps, au sommeil. Les savants essayent de voiler leur ignorance au moyen de théories obscures qu'il est beaucoup plus difficile d'admettre que les nôtres ; ainsi, M. Debay fait remarquer que l'oeil n'est pas strictement le seul organe par lequel s'opère la vision et qui puisse transmettre au cerveau la perfection des objets. Nous sommes de cet avis, mais où nous différons, c'est dans l'interprétation du mécanisme de la vue somnambulique qui, selon notre docteur, peut se faire par le bout du nez, l'épigastre, ou l'extrémité des doigts !

Lecteur, ne riez pas ! L'auteur prétend que la vision par l'épigastre ou le bout du nez n'est pas aussi dépourvue de fondement qu'on pourrait (à juste titre) le croire ; qu'il existe peut-être des ramifications du nerf optique aboutissant à ces extrémités, et que c'est par elles que le somnambule peut se diriger. Si nous nous laissions gagner par cette conception doucement fantaisiste, il deviendrait possible de justifier la croyance que l'homme parfait serait celui qui posséderait un oeil fixé à l'extrémité d'une longue queue mobile. D'après l'hypothèse des ramifications, dit toujours M. Debay, «le stimulus extérieur agirait sur ces anastomoses inconnus et les vibrations qu'elles détermineraient au cerveau suffiraient pour produire la perception». L'auteur ajoute gravement : «Il ne faut donc pas nier ; plus sage est de douter en attendant de nouvelles démonstrations.»

Que dire devant de pareilles suppositions ! Pour revenir à une discussion sérieuse, il faut examiner le premier des cas de somnambulisme signalés.

M. Debay veut expliquer ces phénomènes par une comparaison. Ainsi qu'un commandant dirige son navire sur l'inspection d'une carte, de même, dans le somnambulisme, la mémoire dirige le corps au moyen des impressions qu'elle lui fournit. Nous sommes étonnés de voir un médecin, un physiologiste émettre une pareille assertion ; nous ne savions pas que la mémoire dirigeait le corps. Jusqu'ici on avait admis que c'était la volonté, guidée par diverses influences, dont l'une d'elles pouvait être la mémoire. Malgré la difficulté d'admettre une semblable théorie, lorsque les mouvements du sujet se produisent dans une résidence qui lui est habituelle, que dire des circonstances où le somnambule se conduit merveilleusement, et avec une sûreté qu'il n'aurait même pas étant éveillé, dans des milieux qui lui sont totalement inconnus ?

Ainsi, prenons l'exemple de cette jeune dame dont le mari avait été arrêté. Est-il possible de dire que la mémoire la conduisait lorsqu'elle marchait sur les plombs de la maison, rampait, s'allongeait le long des arêtes vives de la toiture, et enfin s'asseyait sur le pignon. Il est invraisemblable de supposer qu'elle ne se fût jamais livrée à ces exercices dans son état normal. Mais alors, quelle puissance la protégeait, lui faisait éviter les chutes ? Par quel organe voyait-elle, puisque dans cet état les yeux sont complètement fermés ?

On ne peut imaginer que des ramifications du nerf optique aboutissant à l'épigastre, ou ailleurs, soient capables de transmettre des vibrations lumineuses au cerveau, car nous savons pertinemment et depuis fort longtemps que les sensations lumineuses et auditives sont localisées dans les organes de ces sens et qu'il est aussi difficile d'expliquer que l'on voie par les oreilles que d'entendre par les yeux.

Et quand même le nerf optique se ramifierait, comme le veut M. Debay, les extrémités ne portant pas d'appareil récepteur, c'est-à-dire la chambre noire qui constitue la partie essentielle de l'oeil, ne pourraient d'aucune façon transmettre des vibrations lumineuses au cerveau.

Cependant le fait est là, il se présente indéniable, il faut l'expliquer exclusivement par le mécanisme de la machine humaine ou admettre l'âme comme cause efficiente.

Dira-t-on, avec le docteur, que lorsque la vision ne s'opère point, le cerveau supplée à cette fonction par une vue intérieure des objets qu'il cherche ? Qu'est-ce que cela veut dire ? et comment cette perception intime pourrait-elle exister pour des objets qui n'ont pas été vus par les yeux du corps ? Cette hypothèse est absolument inadmissible, aussi l'auteur en présente-t-il tout de suite une autre.

Les organes des sens, dit-il, développés à l'excès chez le somnambule, éprouvent à distance l'action des corps et lui font éviter les dangers qui le menacent.

Nous rentrons dans le domaine de la fantaisie avec cette supposition, qui ne peut même faire comprendre toutes les particularités observées. En effet, dans l'anecdote rapportée par Esquirol, le pharmacien endormi qui préparait ses potions ne put être averti du danger que courait son client, s'il se conformait à l'ordonnance, par une émanation du papier. Il agissait ainsi qu'il l'eût fait à l'état ordinaire et discutait méthodiquement l'impossibilité d'un pareil remède. Or, nous le demandons, ici encore, qui discutait, qui voyait ?

On pourrait, à la rigueur, admettre qu'un sujet fît, durant le sommeil, des actes purement mécaniques, tels que ceux qu'il accomplit pendant la veille et qui ne demandent aucune application de l'esprit ; ainsi qu'un cocher soigne ses chevaux, qu'un artiste joue du piano, qu'une cuisinière lave sa vaisselle, etc. Dans ce cas, il est naturel de concevoir certaines actions réflexes du système nerveux surexcité par une idée fixe. Mais lorsque le raisonnement est en jeu, lorsque toutes les facultés fonctionnent comme à l'ordinaire et qu'il est notoire que le sujet est endormi, autrement dit, que les fonctions de la vie de relation ont cessé, nous disons qu'il faut de toute nécessité accepter l'existence d'un agent, qui, lui, ne dort pas, qui pense, qui raisonne, qui veut, et cette force qui veille sur le corps et le conduit, nous l'appelons l'âme.

Tout compte fait, le docteur Debay, qui traite la croyance aux esprits de billevesées, n'est pas très positiviste et son scepticisme ne repose sur aucune preuve de l'insanité de nos croyances.

En résumé, nous dirons, afin de ne pas surcharger la discussion : il reste établi que le somnambulisme naturel offre des caractères remarquables qui sont incompréhensibles, si l'on nie que l'âme soit une réalité. Nous pourrions citer mille autres cas de somnambulisme, les traités de physiologie étant remplis de ces récits, mais ils ne nous offriraient rien d'aussi typique que ceux que nous avons étudiés. Le chapitre suivant est consacré à l'examen du somnambulisme magnétique, et là encore, nous constaterons que l'affirmation spiritualiste est bien fondée. Une dernière remarque. Pendant le fameux débat qui eut lieu à l'Académie de médecine, à l'occasion de la lecture du rapport de M. Husson, ce furent surtout les faits de vision sans le secours des yeux que l'on combattit. Mais si les doctes incrédules avaient songé que les somnambules naturels se meuvent très adroitement avec les yeux fermés, ils se seraient évité le ridicule de rejeter un fait reconnu par eux-mêmes.