IV.
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L'écrivain, le moraliste.

Léon Denis, pendant toute sa longue existence, ne vécut que pour le travail ; comme nous l'avons vu, il dut s'astreindre à un dur labeur manuel, mais, grâce à un vif désir de s'instruire joint à une grande opiniâtreté, il acquit, presque sans le secours d'aucun Maître, des connaissances étendues dans toutes les branches du savoir humain.

A son désir d'apprendre, s'ajoutait un merveilleux don d'assimilation grâce auquel il approfondissait et analysait avec profit les livres d'exégèse les plus ardus. Il avait une grande culture intellectuelle et s'était élevé bien au-dessus de son milieu.

Léon Denis eut un magnifique début ; sa première oeuvre l'immortalisera. Il restera surtout l'auteur d'Après la Mort. A ce volume succédèrent Le Problème de l'Etre et de la Destinée, Christianisme et spiritisme, Dans l'Invisible (Spiritisme et Médiumnité), Jeanne d'Arc médium, La Grande Enigme.

Toutes ces oeuvres furent, comme la première, accueillies avec enthousiasme. Les lettres élogieuses adressées à l'auteur par la grande Presse française après la parution de ses ouvrages le prouvent. Mais ce concert de louanges ne grisa nullement Léon Denis, et lui fit seulement sentir que l'heure du spiritualisme avait sonné. C'est assurément en ces vingt-sept premières années du XX° siècle que son oeuvre connut la période de vulgarisation la plus intense. L'après-guerre vit encore s'accroître la vente de ses ouvrages et, par suite sa renommée.

Que pensait le Maître de ses Oeuvres ? Comme nous l'avons déjà fait entrevoir plus haut, il reconnaissait humblement que, tout en étant le fruit du travail de sa propre pensée, elles lui avaient été, en partie inspirées par ses guides spirituels. Henri Sausse a écrit :

"Malgré cette protection d'En-haut, si évidente et si franchement reconnue, on peut dire de Léon Denis en toute assurance qu'il est absolument le fils de ses oeuvres. Il a créé de toutes pièces la haute situation morale qu'il occupe aujourd'hui par son labeur opiniâtre, ses études persévérantes, son énergie soutenue et sa forte volonté toujours agissante et dirigée vers le même but."

Un écrivain a parfois une préférence pour l'un de ses livres, ce n'est pas toujours celui qui remporte le plus de succès auprès du public. Léon Denis, offrant un jour sa Jeanne d'Arc à un visiteur, fit cette réflexion : "Celle-ci c'est ma fille, les autres sont mes garçons", parole qui laisse entrevoir une préférence marquée pour ce chef-d'oeuvre.

L'écrivain réunit en un volume les articles qu'il avait publiés pendant la guerre dans différentes revues, ce fut : Le Monde Invisible et la Guerre. Dès que les "placards" arrivaient en double exemplaire et tout frais de l'imprimerie, la moitié en était envoyée à M. Rossignon, réfugié Rémois fixé à Tours, ami de l'écrivain, auquel il rendait depuis longtemps le service de corriger les épreuves de ses ouvrages. Quelques jours plus tard, l'excellent homme venait collationner. Tous les deux nous lisions le texte à tour de rôle et signalions les erreurs typographiques. Si par inattention j'en avais oublié une que trouvait M. Rossignon, je recevais un léger blâme du Maître, mais, lorsque par hasard, M. Rossignon avait laissé passer une faute qui ne m'avait pas échappé, comme je prenais ma revanche ! De temps en temps les deux vieillards étaient aux prises pour une règle de grammaire, un changement complet à opérer dans le texte ou simplement un mot mal approprié et qu'il convenait de remplacer. M. Rossignon luttait avec ténacité pour faire triompher son point de vue, Léon Denis, avec non moins de ténacité, défendait le sien.

Les deux amis, assis face à face, se courbaient l'un vers l'autre dans le feu de la discussion et leurs visages expressifs, leurs barbes blanches, leurs gestes animés, faisaient d'eux comme des personnages détachés de la toile d'un Maître flamand. En mon esprit surgissait alors une mélancolique pensée : La mort viendrait un jour interrompre ces bonnes réunions de travail en commun ! Hélas ! ce moment était plus proche que je ne le supposais.

M. Rossignon vint un jour d'hiver par un temps très froid, c'était sa dernière visite ! Son brusque départ nous plongea dans une grande tristesse. Le Maître perdait en lui un vieil ami et un collaborateur précieux, car M. Rossignon, à la correction des épreuves d'imprimerie, ajoutait le travail des comptes de librairie qui me fut désormais confié1.

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* *

Malgré son grand âge, l'Apôtre du spiritisme avait conservé un esprit vif, alerte et gardait une grande puissance de travail, son cerveau était en constante ignition. Il suppléait à toutes les difficultés qu'engendraient sa demi-cécité par sa prodigieuse mémoire. Son esprit d'ordre et de méthode, et, jusqu'à sa maladie, seul il touchait à ses papiers. Sa collaboration s'étendait à plusieurs revues françaises et étrangères et, par surcroît, un travail auquel il apportait beaucoup de minutie lui était imposé chaque année ; celui de la révision de l'un ou l'autre de ses ouvrages en vue du tirage de nouvelles éditions2. Les mettre au point exact d'actualité était sa grande préoccupation. La plupart du temps, l'écrivain dictait ses textes, mais parfois une lettre importante ou un article qui exigeait plus de soin que les autres l'obligeaient à fixer immédiatement sa pensée. Il se servait d'un crayon et de la grille de métal qui permet aux aveugles de ne pas faire chevaucher les lignes les unes sur les autres.

Parfois le Maître recevait une lettre en écriture Braille, c'était alors une joie pour lui de me taquiner en disant : "Ah ! celle-là, vous ne la connaîtrez pas !" Mais la correspondante en Braille n'avait pas une réponse par le même procédé, le Maître le trouvait trop long et ne recourait au poinçon que pour ses comptes. Il préférait de beaucoup sa grille à l'aide de laquelle il écrivait rapidement, mais que de déboires ne lui occasionnait-elle pas ? Il me présenta un jour plusieurs pages à déchiffrer, pages sur lesquelles je ne vis rien ! "- Comment, vous dites que c'est blanc ! - Mais oui, Maître. - Ce n'est pas possible ! - Mais si, et je vois ce qui est arrivé, vous avez écrit avec la pointe sèche du crayon." Pour la première fois je le vis désolé en constatant que le fruit de son labeur, le produit de sa pensée étaient perdus. Immédiatement, et tant bien que mal, il s'efforça de reconstituer son texte.

Je conserve un certain nombre de ces brouillons au crayon, que je me plais souvent à relire. Aucun ne renferme autant de pensées profondes et lapidaires que celui qui a trait à la scène dialoguée entre l'Homme et l'Esprit, publiée par La Revue Spirite, en 1926. Je cède au plaisir de la citer car, pleine d'enseignements, c'est une des pages qui peignent le mieux le moraliste :

DIALOGUE

L'homme. - Le ciel est noir sur ma tête, le sentier tortueux que je parcours côtoie des abîmes, je marche dans le brouillard vers un but inconnu. Qui donc guidera mes pas ? Qui donc éclairera mon chemin ? J'ai épuisé la coupe des plaisirs matériels, et, au fond, je n'ai trouvé qu'amertume. Honneur, fortune, renom, tout s'est évanoui en fumée ! Et maintenant ma barbe a blanchi, mon front s'est dénudé, ma vue s'est presque éteinte, je sens que je me rapproche de l'issue fatale. Que sera-t-elle ? La nuit profonde, le silence éternel, ou bien sera-ce une aurore ?

L'Esprit. - Au-dessus de la terre élève tes pensées. Ce globe n'est qu'un marche-pied pour monter plus haut. Médite et prie ! La prière ardente est une flamme, une radiation de l'âme qui dissipe les brumes, éclaire le chemin, montre le but. Médite et prie, et, si tu sais prier tu obtiendras la vision, la compréhension de la beauté du monde, de la splendeur de l'Univers, tu verras la voie immense d'ascension qui conduit les âmes d'étapes en étapes vers la sagesse, la paix sereine, la lumière divine et tu remercieras Dieu !

Tout ce qui est matériel est précaire et changeant. Les choses de l'esprit seules sont durables. Pendant le temps qui te reste à vivre ici-bas, tâche, par la pensée et la volonté, de te libérer du joug de la chair. Cela rendra plus rapide le dégagement de ton âme à la mort, plus facile son entrée dans le monde fluidique, dans les grands courants d'ondes qui parcourent l'espace et la porteront vers les sphères supérieures où tu goûteras, selon les mérites acquis, des harmonies divines jusqu'à l'heure de la réincarnation, l'heure du retour sur la terre, pour y reprendre l'oeuvre d'évolution et de perfectionnement que tu sembles avoir bien négligée au cours de ta vie présente.

L'homme. - Tu m'ouvres des perspectives qui m'éblouissent et me donnent le vertige. Reprendre la tâche après cette vie agitée, tourmentée, lourde de tant de soucis ! Renaître pour lutter encore ! je préférerais le néant, le repos de la tombe et l'oubli.

L'Esprit. - Le néant n'est qu'un mot vide de sens. Rien de ce qui est ne peut cesser d'être. Le principe de vie qui nous anime est un dynamisme puissant qui change simplement de milieu dans le phénomène que vous appelez la mort. Ma présence ici en est la preuve démonstrative. Etudie l'oeuvre de Dieu en toi, en ton âme, tu y reconnaîtras les germes de merveilleuses richesses destinées à se développer et à s'accroître de vies en vies par ton travail, par tes efforts, jusqu'à ce que tu sois parvenu à la plénitude de l'être dans la perfection morale, dans la possession du génie et de l'amour. Et quand tu seras parvenu à cette plénitude et que tu auras aidé ceux que tu aimes à s'y élever, alors tu emploieras tes puissances d'action à élever à leur tour tous ceux qui luttent et souffrent sur les mondes inférieurs. Alors tu comprendras toute la majesté du plan divin, le but sublime que Dieu a fixé à l'être en voulant qu'il soit l'artisan de son bonheur et le conquière lui-même par ses oeuvres.

L'homme. - Le bonheur ? Je l'ai cherché en vain sur la terre et ne l'ai trouvé nulle part.

L'Esprit. - Le bonheur existe pourtant ici-bas, car Dieu a disposé partout les alternances de la joie et de la douleur, pour le progrès et l'éducation des êtres. Mais tu as cherché le bonheur où il n'est pas, dans les élans de la passion ardente, dans les plaisirs violents et fugitifs. Le bonheur se cache comme toutes les choses subtiles et délicates. C'est en vain qu'on le cherche dans les jouissances terrestres que le souffle de la mort emporte. Le bonheur est dans l'acceptation joyeuse de la loi du travail et du progrès, dans l'accomplissement loyal de la tâche que le sort nous impose, d'où résulte la satisfaction du devoir accompli dans la paix sereine de la conscience, seul bien que nous puissions retrouver dans l'au-delà.

Le bonheur est dans les joies pures de la famille et de l'amitié, il est aussi dans les joies qu'offrent la nature et l'art, ces deux formes de la beauté éternelle et infinie3.

Le grand malheur de votre époque, c'est que l'homme n'a pas appris à comprendre, à sentir l'action providentielle, à mesurer l'étendue des bienfaits dont Dieu l'a comblé. Il se lamente sur les maux de la vie, sans discerner que ces maux sont l'héritage de son passé, la conséquence de ses agissements antérieurs qui retombent sur lui de tout leur poids. Souvent en renaissant il réclame la douleur comme un moyen suprême d'épuration, de purification, et, revenu sur la terre, dès que la douleur se présente, il la renie ! C'est la notion d'une vie unique qui a tout obscurci, rendu insolubles tous les problèmes de l'existence. De là le trouble des pensées, le doute, le scepticisme et pour beaucoup le matérialisme. Combien d'existences qui, aujourd'hui s'écoulent stériles, improductives, sans profit pour l'être, faute de voir clair et de comprendre le but de la vie et la grande loi de l'évolution. On n'a plus foi dans l'avenir, plus de certitude du lendemain, et, par suite, moins de courage dans l'épreuve, moins de droiture dans les actes, nulle foi en Dieu, en son oeuvre magnifique.

Applique-toi donc à réagir contre ces causes de désarroi moral, à les détruire en toi-même et ainsi à purifier ton âme et à te préparer une destinée meilleure.

L'homme. - Ta voix m'a réveillé comme d'un long rêve, elle a ouvert à ma pensée des perspectives infinies. Après l'ombre, j'entrevois la clarté au milieu de ma nuit, c'est un rayon venu du ciel. Que ta main protectrice me guide au bord des abîmes.

Pourquoi as-tu si longtemps tardé à m'instruire, à m'apporter à la place du doute, du pessimisme, la confiance et la joie de vivre ? Mais, puisque l'avenir est sans limites, dès maintenant je veux orienter ma pensée, ma volonté et mes actes vers le but grandiose que tu m'as dévoilé ! puisque l'évolution est la règle souveraine de la vie universelle, eh bien ! que cette loi auguste s'accomplisse et que le saint nom de Dieu soit béni !

Léon DENIS.

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Dans cette magnifique page on remarque ce passage : Souvent en renaissant l'homme réclame la douleur comme un moyen suprême d'épuration, de purification, et, revenu sur la terre, dès que la douleur se présente, il la renie ! Hélas ! le manteau de chair qui recouvre notre âme étouffe en elle tout souvenir, toute aspiration et notre illogisme n'est qu'une conséquence de ce fait. Que de paroles révoltées Léon Denis entendit exprimer par ceux qui venaient à lui chercher des consolations. Ils se plaignaient de l'injustice de la vie à leur égard, et le Maître essayait de leur faire comprendre l'action morale de la douleur et les exhortait à l'acceptation et à la résignation.

Certes, quelques êtres exceptionnels comme Coppée, ont parlé de la "bonne souffrance", l'ont aimée et ont rendu grâces à Dieu de la leur avoir infligée, y trouvant une source de joies et de progrès spirituels. Ils sont rares. Nous rendre forts devant l'épreuve, nous expliquer son but, a été le souci constant du Maître. Dans son oeuvre, l'idée de l'épuration par la douleur revient comme un leitmotiv. Beaucoup se refusent à admettre que l'amélioration de l'homme soit une résultante des épreuves. Il est évident que celles-ci agissent diversement sur les âmes, elles aigrissent les unes, améliorent les autres, suivant le degré de développement de chacune. Attribuer aussi la nécessité de la douleur à des fautes antérieures dont on a perdu le souvenir est également une idée rejetée par bien des personnes qui présentent cet argument : "un père châtiera-t-il son enfant six mois après une faute, lorsque celle-ci est complètement oubliée ?" A cela Léon Denis répondait : "L'âme est difficilement résignée à l'épreuve, cependant quand elle retourne dans l'au-delà, elle en reconnaît les effets bienfaisants.

Ouvrons quelques numéros de la Revue Spirite, et glanons-y quelques pensées du Maître sur la douleur, creuset où, d'après lui, doivent brûler toutes les scories de notre caractère.

N° de Juin 1921. - "C'est par nos erreurs et nos faiblesses, dont les conséquences retombent sur nous, par nos chutes et nos relèvements, par la douleur, la joie et les larmes que peu à peu, l'éducation de l'âme se poursuit, notre jugement se forme, et notre volonté s'affermit. L'homme succombe souvent à la tentation, il glisse, mais il se relève, et, de ses épreuves se dégagent peu à peu l'expérience, la beauté morale, toutes les richesses que Dieu a placées en lui. La souffrance est la grande rectificatrice de nos erreurs et de nos fautes."

N° de Juin 1923. - "La Souffrance, "éveilleuse de conscience" est la clé qui ouvre notre entendement à la compréhension des lois éternelles qui régissent la vie et la mort."

N° de Février 1926. - "La terre est un monde d'épreuves et de réparations où les âmes se préparent à une vie plus haute. Il n'est pas d'initiation sans épreuves, pas de réparation sans la douleur. Elles seules peuvent purifier l'âme, la sacrer, la rendre digne de pénétrer dans les mondes heureux."

N° de Septembre 1926. - "En vain les événements se succèdent portant en eux des leçons de plus en plus significatives et pressantes, en vain la mort frappe autour de nous, nous montrant que les biens matériels sont précaires et que tant de jours restent sans lendemain, les hommes s'obstinent dans leurs routines habituelles.

"C'est alors que la souffrance leur est envoyée comme un correctif nécessaire afin de les contraindre à la réflexion. La souffrance, en effet, est un puissant instrument d'évolution, par elle l'esprit s'élève au-dessus des contingences terrestres et aspire à un état meilleur. Par elle nous réparons le passé et conquérons l'avenir, nous nous rendons dignes de participer à la vie, aux travaux, aux missions des êtres aimés qui nous ont devancés dans l'au-delà. La douleur est la purification suprême."

Mais à quoi bon faire toutes ces citations ? Le superbe chapitre sur la douleur, du Problème de l'Etre et de la Destinée n'est-il pas révélateur de la pensée du Maître sur cette question essentielle de l'avenir de l'âme et de son ascension ?

Tout en donnant une explication rationnelle des douleurs humaines les spirites n'y compatissent pas moins. Léon Denis était très émotif, quand nous lui lisions une lettre émouvante, ses yeux se mouillaient ; sensible aux souffrances morales et matérielles, il les soulageait autant qu'il était en son pouvoir.

Ayant eu connaissance de la souscription ouverte par une Doctoresse Russe, en faveur d'enfants mourant de faim dans son pays, il avait largement contribué à la réussite de cette bonne oeuvre.

Nous eûmes souvent des preuves de son désintéressement ; l'un d'eux nous revient à la mémoire. C'était en 1924, la question financière, la baisse du franc faisaient l'objet de toutes les conversations. Léon Denis tint ce propos : "Si j'étais Millerand, j'abandonnerais le quart de mes émoluments, et j'engagerais messieurs les Députés et Sénateurs à en faire autant, vous verriez que ce beau geste serait suivi." L'idée était généreuse et montre bien que Léon Denis aurait apporté, partout où il aurait passé, le désintéressement, la grandeur d'âme mis au service de la cause qu'il défendait.

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Léon Denis, ai-je dit, avait une extrême facilité de travail, mais l'obligation où il était de presque tout dicter et de faire rechercher par d'autres la documentation nécessaire à ses travaux, compliquait beaucoup sa tâche. Pendant près de neuf ans je fus l'instrument de sa pensée, le rouage indispensable à sa vie laborieuse, toute consacrée à faire du bien par la plume puisque son grand âge ne lui permettait plus d'en faire par la parole.

Il m'occupait trois heures par jour, sauf le jeudi qu'il conservait pour faire quelques visites à des intimes. Le Maître rédigeait aussi ce jour-là un passage de l'article qu'il allait publier ou se plongeait dans sa revue en caractères Braille. Il lui arrivait parfois de vouloir faire une citation extraite de La Lumière, j'admirais alors la délicatesse de son toucher, la promptitude avec laquelle la traduction m'était donnée.

La duchesse de Pomar, nous a dit Gaston Luce, appelait Léon Denis "l'homme aux petits papiers" ; je me suis rendu compte, beaucoup mieux qu'elle certainement, de l'exiguïté et du nombre incalculable de papiers dont le Maître avait fait collection durant sa vie. Que de profondes pensées ont été ainsi jetées spontanément sur les minuscules feuillets qui allaient en rejoindre beaucoup d'autres dans des couvertures de papier fort. A l'époque où sa vue lui permettait d'écrire, il avait d'un mot désigné sur cette page blanche à quel sujet se rapportaient les notes prises. Lorsque j'étais occupée à un travail de copie, le Maître me faisait souvent passer devant les yeux une douzaine de ces enveloppes afin de parvenir à trouver, sur la seule indication du titre, la note qui lui était nécessaire.

J. Tharaud dans Mes années chez Barrès nous apprend que l'auteur de Colette Baudoche et du Jardin sur l'Oronte avait cette habitude et j'ai savouré ces lignes : "Enfin près de la grande baie, face à la table de travail, une grande armoire lorraine dont les panneaux du haut avaient été remplacés par des vitres. A cette très ancienne servante de Bar-le-Duc ou de Nancy, il confiait ce qu'il avait de plus précieux, de petits registres en cuir souple, qu'il faisait acheter aux Magasins du Louvre, et où il écrivait, non pas comme dans un journal et d'une façon régulière, ses impressions quotidiennes, mais capricieusement, toutes les fois que lui venaient à l'esprit une pensée qui lui semblait valoir d'être notée, un fait qui l'avait frappé, une lettre reçue, un article de journal qu'il tenait à conserver, une phrase inutilisée dans un article ou un volume et qu'il ne voulait pas laisser perdre. "Epinglons nos beautés !" disait-il en souriant."4

Dans le cours de cet ouvrage, j'ai été plus d'une fois surprise de retrouver des points de ressemblance entre Léon Denis et Barrès.

Merveilleux architecte, l'auteur d'Après la Mort choisissait judicieusement parmi ses innombrables petits papiers les matériaux appropriés au solide édifice qu'il voulait construire.

La composition d'un article était l'heure captivante entre toutes. C'était le moment où il fallait montrer souplesse et rapidité, saisir la pensée du Maître aussitôt formulée car il ne répétait pas volontiers. C'était l'instant où il fallait faire abstraction complète de notre personnalité, ne jamais rien formuler sous peine de faire fuir les idées qui tourbillonnaient autour du penseur ; nombreux papillons qu'il s'efforçait de saisir au vol.

Je remarquais alors une légère agitation chez l'écrivain, son geste était plus rapide, sa voix plus brève, je ne m'en effarouchais pas le moins du monde et gardais toujours une grande sérénité. Il faisait bon vivre et travailler près de Léon Denis, on se sentait près d'une intelligence et près d'un coeur. Son amabilité me touchait particulièrement quand il m'associait à son travail par ces mots : "Qu'en pensez-vous ?" et ma réponse ne se faisait jamais attendre. L'intérêt, la variété du travail qui m'était confié firent que les heures me parurent toujours courtes près du philosophe. Tharaud près de Barrès, connut aussi l'abstraction de sa personnalité et je ne puis résister au désir de le citer encore : "Je devenais vraiment le personnage de Chamisso, l'homme qui a perdu son ombre, bien plus, l'homme qui a perdu sa personne elle-même. Il reste pourtant assez étrange qu'il ait pu ainsi me mêler si intimement à son travail pendant plus de dix ans et que moi, j'aie pu si longtemps, tant de jours par semaines et quelquefois des mois entiers, habiter la pensée d'un autre, cela a dû l'étonner lui aussi, mais il ne m'en a jamais parlé !"5

J'ai "habité la pensée" du Maître avec une très grande facilité parce que sa doctrine s'était faite mienne, par la lecture de ses ouvrages, quelques années avant que je devienne sa secrétaire.

Tous les lecteurs de Léon Denis ont dû remarquer de quelle vigueur, de quelle abondance de style il était doué. Il possédait une telle richesse d'expression qu'il présentait les mêmes idées sous des formes absolument différentes, si bien qu'en voulant composer un article il dictait la matière de deux ou trois. Pour éviter les répétitions il fallait toujours élaguer et si, par hasard, j'oubliais de numéroter les feuillets je m'y perdais.

MM. Gaston Luce et Henri Régnault6 ont fait avec talent l'analyse de l'oeuvre du Maître, je me bornerai à parler brièvement des articles de la Revue Spirite qui furent les plus appréciés.

En 1918 parut celui qui a trait à L'avenir du Spiritisme et dans lequel Léon Denis entrevoit que : La doctrine des Esprits apparaît comme un rayon consolateur, comme un astre nouveau, se levant sur un monde de décombres et de ruines. Il a pu constater en des milieux très différents les progrès sensibles et croissants de l'idée spirite dans l'opinion générale et affirme que : Au milieu du grand drame qui secoue le monde bien des âmes s'attristent et les pensées se tournent vers l'au-delà, avides de consolation et d'espérance. Magistralement, le Maître montre quel doit être l'objectif essentiel du spiritisme, et, comme il l'a dit dans tous ses ouvrages, insiste pour que les preuves expérimentales de la survivance soient provoquées, recherchées, coordonnées : Cette recherche de la vérité doit être poursuivie à l'aide d'un contrôle rigoureux et méthodique. Les justes exigences de l'esprit moderne nous imposent de passer tous les faits au crible d'un impartial examen et nous devons nous prémunir contre les dangers de la crédulité et des affirmations prématurées. En s'appuyant sur des preuves bien établies, sur des bases solides, le spiritisme doit préparer, rénover l'éducation scientifique, rationnelle et morale de l'homme.

L'action du spiritisme doit donc s'exercer dans tous les domaines : expérimental, doctrinal, moral et social. Il y a en lui un élément régénérateur dont nous pouvons tout attendre, tout espérer. On peut dire qu'il est appelé à devenir le grand libérateur de la pensée asservie depuis tant de siècles. C'est lui qui jettera de plus en plus dans le monde des germes de bonté, de fraternité humaine et ces germes fructifieront tôt ou tard.

Léon Denis, chef vénéré de la doctrine spirite, continuateur d'Allan Kardec, a toujours rallié ses adeptes par la belle et simple parole de miséricorde et d'amour enseignée par le Christ il y a 2.000 ans. Il a rêvé la paix entre les hommes, non par l'unité de croyances, ce qu'il reconnaissait impossible, mais par la bonté s'exerçant en dépit des divergences d'opinions. Le spiritisme, d'après lui, ne devait pas être une religion nouvelle, mais le complément de toutes les religions, le terrain d'entente de la plupart d'entre elles ; ses adeptes appartenant à toutes les religions : catholique, protestante, juive.

Dans une série d'articles intitulés : Coup d'oeil sur les temps présents7, le Maître traita le même sujet avec la vigueur d'expression et le charme du style auxquels il avait habitué ses lecteurs, leur faisant comprendre que si le spiritisme est une science, il est aussi une philosophie et une morale. "C'est en cela, écrivait-il, qu'apparaît la grandeur de la révélation nouvelle, car elle met fin au conflit séculaire qui divisait l'esprit humain et vient concilier dans une même synthèse, la science et la foi, l'espérance et la croyance."

Cette même année, Léon Denis entreprit la défense du libre arbitre8 combattu par plusieurs organes déterministes outranciers ; comme toujours il apporta tact et mesure dans la controverse : "Le problème du libre arbitre et du déterminisme qui a soulevé et soulève encore tant de contradictions, me paraît souvent mal posé et les divergences de vue sur ce point résultent surtout d'un malentendu. En réalité, il serait juste de dire que nous sommes à la fois libres et déterminés et cela dans une mesure qui varie avec notre degré d'avancement. A ceux qui exigent des axiomes ou des formules scientifiques, on pourrait dire : Le libre arbitre est pour chacun de nous en rapport direct avec les perfections conquises : le déterminisme est en raison inverse du degré d'évolution."

Pour le Maître, la question du libre arbitre est étroitement liée au problème de l'évolution par les vies successives. Il récuse absolument les témoignages de Spinoza, Schopenhauer, Taine et Voltaire invoqués en faveur du déterminisme, et répondit à un contradicteur, publiciste de talent qu'il appréciait pour sa vive intelligence et son esprit aiguisé : "L'opinion de ces illustres penseurs sur ce point est sans valeur à nos yeux, puisqu'ils ont ignoré ou méconnu la loi des existences successives qui, seule, élucide cette grave question. A l'heure où il importe par-dessus tout de ranimer les énergies défaillantes, de tremper les âmes en vue des épreuves futures, n'est-ce pas une ironie amère que de dire à l'homme qu'il est le jouet des forces ambiantes, une sorte d'automate soumis à des influences diverses contre lesquelles il est impuissant à réagir ? N'est-ce pas un langage coupable que de déclarer aux criminels, aux vicieux, aux pervers, à tous les fauves à face humaine qui désolent la Terre, qu'ils sont irresponsables de leurs actes !

"On ne saurait trop protester contre de telles théories, qui, au lieu de réveiller les consciences qui sommeillent, au lieu de rendre le courage aux désespérés, désarmeraient l'homme dans les combats de la vie et précipiteraient sa déchéance morale et sa chute.

"Non certes, les subtils raisonnements, les ingénieux sophismes des déterministes ne parviendront jamais à enlever aux âmes vaillantes leur initiative, leur force morale, à tromper l'honnête homme sur ses responsabilités."

Cette question faisant toujours l'objet d'interminables discussions dans la littérature spirite, le Maître devait la traiter de nouveau quelques années plus tard, sous une forme originale : un récit fait par un Esprit qui décrit ses impressions en entrant dans l'au-delà9. Jamais le Maître ne se donna autant que dans les articles touchant ces points si discutés de la liberté humaine.

En 1922, les articles sur le "Spiritisme dans l'Art" furent écrits avec la collaboration d'un Esprit qui vint dans les séances sous le nom de l'Esthète et donna longtemps des communications sur l'art sculptural dans l'espace. L'art de la musique fut traité ensuite avec la collaboration de l'Esprit de Massenet qui, par l'organe d'un médium, fit tout un cours, suivant la méthode qu'il enseignait au Conservatoire.

L'année suivante, l'article sur le Spiritisme et les forces radiantes occupa le Maître qui laissa un moment de côté le point de vue doctrinal pour développer les idées que la science met chaque jour au service de la cause spiritualiste.

Parmi tous ces articles, les plus captivants furent ceux sur le socialisme et le spiritisme10. Pour la documentation je n'avais trouvé comme biographie de Jaurès que l'oeuvre de Rappoport. Léon Denis, au premier abord, n'avait pas accueilli cette découverte avec beaucoup d'enthousiasme et avait fait une moue significative. Mais à la lecture il fut agréablement surpris de constater la valeur morale et spirituelle du grand publiciste, orateur et tribun ; ce fut un vrai régal pour lui d'entrer dans l'intimité du chef du parti socialiste qu'il avait vu autrefois à Toulouse.

Quand on écrivait au Maître sur ce sujet, il répondait : "Ce n'est pas ma fantaisie qui a créé un Jaurès spiritualiste." Pourquoi ne ferions-nous pas connaître sous ce jour nouveau le grand démocrate, celui qui, décrivant l'inquiétude et le vide dont souffre la pensée moderne, s'exprimait ainsi :

"Il y a à l'heure actuelle comme un réveil de religiosité, on rencontre partout des âmes en peine cherchant une foi. On a besoin de croire, on est fatigué du vide du monde, du néant brutal de la science, on aspire à croire... quoi ? Quelque chose, on ne sait, et il n'y a presque pas une de ces âmes souffrantes qui ait le courage de chercher la vérité, d'éprouver toutes ses conceptions et de se construire à elle-même, par un incessant labeur la maison de repos et d'espérance. Aussi on ne voit que des âmes vides comme des miroirs sans objet qui se réfléchissent l'un l'autre. On supplée à la recherche par l'inquiétude, cela est plus facile et plus distingué...

"Quiconque n'a pas eu une fois dans sa vie, besoin d'une foi, est une âme médiocre."

Cette série d'articles fut très remarquée et M. Jean Finot, directeur de la Revue Mondiale, en fit plusieurs citations. La question sociale valut au Maître de bien jolies lettres, une entre autres de M. Adolphe R., de Toulouse, qui disait avoir entendu en 1914 une conférence de Jaurès sur Tolstoï, et trouvait quelques similitudes entre les idées de Léon Denis et celles du grand chef du parti Socialiste. Dans cette lettre nous avons glané le passage suivant :

"Le socialisme a fait jusqu'ici, me semble-t-il, comme Tolstoï, il a vécu sur de vieilles formules, il a montré comme idéal aux foules humaines en marche dans la nuit la lumière vague d'une immense aurore là-bas, bien loin à l'horizon. Le jour où il comprendra enfin l'évolution, il aura un point d'appui sûr, un but clair et défini, des moyens de persuasion et d'action simples, compréhensibles pour tous et ses progrès marcheront à pas de géant dans l'harmonie et dans la paix."

L'année suivante, Ciel et terre retint toute l'attention du Maître qui paraissait très heureux de parler des astres pour lesquels il ressentait une attraction, une curiosité naturelles, pendant des années l'Annuaire astronomique de Flammarion fut sa lecture favorite, et il recourut souvent à cette collection pendant la rédaction de ses articles.

En 1926, très occupé par l'oeuvre en cours sur le Génie Celtique, le Maître ne put poursuivre sa collaboration régulière à la Revue à laquelle il donna seulement un article sur Les Temps difficiles, et un article bibliographique sur l'ouvrage de son ami : le pasteur Wautier d'Aygalliers11 intitulé : Les disciplines de l'amour, dont il s'était montré enthousiasmé.

Les premiers jours d'avril 1927, le cher Maître nous dictait encore une préface pour la biographie d'Allan Kardec que M. Jean Meyer lui avait demandée pour le 15 ; l'écrivain avait toujours la même facilité, ses forces intellectuelles étaient intactes. La maladie devait le terrasser peu de jours après.

Léon Denis ne connut jamais l'ennui, il aimait le travail et, de plus, ses guides le lui imposaient d'une façon très péremptoire. Dans une séance, son médium, que l'on tenait sciemment en dehors de toutes ces questions, lui dit un jour : "C'est nous qui t'inspirons tes articles sur le socialisme ; ils ont une très grande portée, tu dois toujours travailler de plus en plus, ta tâche est loin d'être achevée." "- Mais je suis bien vieux, répondit le Maître, pour abattre tant de besogne !" Tels les vieux prophètes Juifs fatigués de leur tâche demandent à Dieu de les rappeler à Lui. Et Jéhovah refuse : "Marchez encore, marchez toujours, leur répond-il, allez braver les rois d'Israël fourbes et cruels et menacer de mon courroux les peuples qui vous lapideront."


1 M. Rossignon avait, à l'Inspection Académique de Rouen, rempli les fonctions de secrétaire ; dévoué à la cause spirite, il dirigeait dans cette ville le groupe Vauvenargues où avait été obtenue une preuve d'identité d'esprit dont le récit avait été publié par le Phare de Normandie. A Reims, M. Rossignon avait montré le même zèle à la défense de la cause.


2 Voici les années des dernières éditions de Léon Denis : Après la Mort ; Christianisme et Spiritisme, 1920 ; La Grande Enigme, 1921 ; Le Problème de l'être et de la Destinée, 1922 ; Dans l'Invisible (Spiritisme et Médiumnité), 1924 ; Jeanne d'Arc médium, 1926.


3 De cette définition du bonheur, nous avons cru devoir donner ici un plus grand développement étant en possession d'un brouillon supplémentaire qui n'avait pas été inséré dans l'article de la Revue Spirite du mois de Novembre 1926, ces lignes supplémentaires sont en italique.


4 Mes années chez Barrès, page 94, chez Plon et Nourrit.


5 Mes années chez Barrès, pages 127, 128.


6 La Mort n'est pas. D'après l'oeuvre de Léon Denis. Leymarie éditeur. En vente aux Editions Jean Meyer, 8, rue Copernic, Paris (16°).


7 Voir Revue Spirite, 1920, numéros d'Octobre, Novembre, Décembre, et 1921 Février et Mars.


8 Voir dans la même revue les articles Libre Arbitre et Déterminisme, numéros de Mai, Juin, Juillet 1921.


9 Liberté et fatalité : Impression et sensation d'un esprit, voir Revue Spirite, Février 1925.


10 Voir Revue Spirite de Février à Décembre 1924.


11 Gendre du pasteur Ch. Wagner et continuateur de son oeuvre du Foyer de l'Ame (7 bis, rue du Pasteur Charles Wagner, ancienne rue Daval).